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Critiques de livres


Claire HUYNEN
Une rencontre
Le Cherche Midi éditeur
2000
112 p.

Peau de chagrin

Commençons par le moins réussi. Et parlons donc de ce « vous » qui, dès la troisième ligne, assaille les narines délicates du lecteur d'effluves puissamment durassiens. « Vous étiez assis en face de moi. (...) Vous m'avez dit l'orage. Polie, je vous ai répondu, dissimulant mal l'indifférence. J'ai juste posé un léger sourire. Vous l'avez pris pour un assentiment. Vous avez parlé en­core. » Ah ! ce « vous » ineffable, on ne pen­sait pourtant pas qu'il pouvait encore faire de l'usage, tant à force à force d'emploi et de réemploi il paraissait devenu un pur arti­fice rhétorique. Et pourtant, le voilà qui re­prend du service durant une bonne centaine de pages. Où, ce qui n'arrange rien, la gran­diloquence durassienne se combine, de bien curieuse manière, avec une crudité de lan­gage qui n'est pas sans rappeler le Calaferte de Septentrion, voire le « divin » Marquis lui-même. Cela donne des accouplements un peu contre nature, il faut bien le dire, où les euphémismes (« J'ai retenu une expira­tion sonore » — n'est-ce pas ce qui s'appelle « roter » en langage vernaculaire ?) et les préciosités voisinent curieusement avec des passages nettement plus « hard » : « Ma langue est allée chercher le sommet de votre vit. Vous avez tressailli. J'ai picoré votre méat dénudé », et ainsi de suite. Voilà le lecteur prévenu. Mieux vaut qu'il s'y fasse une fois pour toutes, ou alors qu'il aille voir ailleurs. En quoi il aurait tort. Car en dépit de ce qui vient d'être dit, Une ren­contre n'est pas un mauvais livre, moins en­core un livre ridicule. Claire Huynen n'est pas Marguerite Duras, et c'est tant mieux. Elle essaie d'être Claire Huynen, ce qui est nettement plus difficile. C'est qu'il faut du courage pour s'exposer dans un texte, comme il en faut à l'héroïne pour exposer son corps nu aux regards de l'amant qu'elle attend dans la chambre d'hôtel — mais au fait, a-t-on seulement dit de quoi parlait ce livre ? Non, n'est-ce pas ? Réparons bien vite cette lacune. C'est chose d'autant plus facile que l'intrigue tient en peu de mots. La narratrice rencontre un homme dans l'autobus. Elle le suit, ils vont dans un café, il la raccompagne, ils font l'amour dans une chambre d'hôtel. Par la suite, ils se rever­ront à intervalles réguliers, presque toujours dans des lieux neutres. Michel, c'est le nom de la personne, paraît être un type fréquentable, du genre plutôt attentionné. Il fait un amant très honorable et, le croirait-on, n'est même pas marié. Comme la narratrice elle non plus n'a per­sonne « dans sa vie », toutes les conditions semblent réunies pour une liaison en bonne et due forme. Or, il n'en est rien. Un jour, il l'(entre)prend derrière une porte cochère, et se livre sur elle à ce qu'elle perçoit comme un viol. Ils continueront de se re­voir par la suite, mais quelque chose entre eux s'est brisé.
On a pourtant le sentiment que cette scène, plus que la cause véritable de la cassure, n'en est qu'une simple péripétie. Dès le début, les limites de la relation, bien qu'im­plicites, semblent fixées une fois pour toutes. Tant semble grande la crainte qu'elle ne débouche sur quelque chose de convenu et de contraignant. Il n'est pas question ici de « conjungo », du mariage comme institution. C'est de contrainte in­térieure qu'il s'agit. D'une volonté d'en sa­voir le moins possible de l'autre. De rester à sa lisière, de se contenter de sa présence physique, de se perdre dans l'exploration mutuelle des corps. Avec la certitude, dès le début, que tout cela ne peut déboucher sur rien, sinon la rupture. Laquelle survient ef­fectivement lorsque Michel invite la narra­trice à passer un week-end dans l'hôtel où, autrefois, il allait en vacances avec ses pa­rents. La boucle est désormais bouclée. Le désir est venu buter contre le piège familial, il s'est échoué quelque part sur les rivages de l'enfance...
La narratrice, du moins on le suppose, va s'en retourner à sa solitude peuplée de vé­lins et de tranchefiles — elle est relieuse de son état. Cette activité forme un contre­point subtil et complexe avec les scènes érotiques. Parfois elle véhicule des significa­tions agressives, explicitement castratrices : « Je frappais la lame du massicot avec vio­lence. Je positionnais le nouveau cahier, préci­sément, fermement. Et j'assénais un nouveau coup acéré. Je castrais la tête des feuillets. » Parfois au contraire elle prend une valeur réparatrice (coudre, coller, restaurer), se charge à l'occasion de connotations auto-érotiques (le cuir souple que les doigts ca­ressent et froissent).
Sous son apparence dépouillée, voire banale et un peu austère, à l'image du titre, par son refus radical de l'anecdote, le roman de Claire Huynen réussit à nous toucher en traitant un sujet sensible et combien d'ac­tualité. Une rencontre est en définitive une fable sur l'envie et la peur d'aimer, le triomphe triste de la chair sur les senti­ments, du corps sur le cœur. Un cœur dont le territoire semble rétrécir de jour en jour, telle la fameuse peau de chagrin, qui n'aura jamais aussi bien porté son nom.

Daniel Arnaut