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Critiques de livres


Pierre MERTENS
Une seconde patrie
Paris
Arléa
1997
224 p.

Au paradis des innocents

Ce chantre de la belgitude que fut Pierre Mertens sera-t-il toujours condamné à chercher sa place ? Une paix royale témoignait déjà de sa diffi­culté à se situer socialement. Le narrateur du roman, en qui l'on peut voir une incar­nation métaphorique de l'écrivain, ne pou­vait s'identifier, à la façon des romantiques, qu'à des princes déchus, qu'il s'agisse du roi Léopold III ou de l'empereur d'Herentals, comme on surnommait le champion cy­cliste Rik Van Looy. Et à son spleen il ne voyait d'autre issue possible que l'anéantis­sement du monde dans un nouveau déluge. Le livre a valu à son auteur les procès qu'on connaît. Au moment de la composition de son dernier ouvrage, un recueil d'essais, Mertens ignorait encore si, en plus de la censure, il lui faudrait subir le paiement de dommages et intérêts faramineux (on sait désormais que, sur ce point, les plaignants furent déboutés). C'est dans l'attente in­quiète du jugement qu'il rédige ce qui ap­paraît comme un plaidoyer : pour la littéra­ture et, en définitive, pro domo. Mais il n'espère plus la reconnaissance de son pays. Il prend les devants en revendiquant pour lui cette seconde patrie, qu'évoqué Musil : « Chacun de nous possède une seconde pa­trie où tout ce qu'il fait est innocent. » Pour se poser en défenseur, il faut bien qu'il y ait des accusés. Malraux, Kafka, Pasolini sont tour à tour assignés à comparaître. A leurs côtés, une figure masquée, insaisis­sable, le kitsch, auquel Mertens consacre le dernier essai de son ouvrage. S'il l'on veut désigner un point commun entre les trois hommes, on dira leur engagement, entier, à corps perdu : dans, à travers ou pour l'écri­ture. Et, pour ce qui les unit au quatrième sujet : leur commune inconvenance ou encore la gêne qu'ils suscitent par l'expression radicale de leur subjectivité. L'avocat s'avère brillant, subtil, combatif — n'hésitant pas à pourfendre ses adversaires d'un trait acéré (« c'est d'une niaiserie confondante », écrit-il par exemple à propos d'une réflexion de Genêt sur Kafka) ou à les discréditer (ainsi quand il évoque, en visant Clément Rosset, « l'ouvrage d'un penseur à la mode — aujourd'hui que, comme cha­cun sait, il n'y a plus de philosophes »). C'est de bonne guerre, même si l'on ne par­tage pas son plaisir du dénigrement, et en­core moins la complaisance qu'affiche par­fois ce moderne Cicéron à déplorer la décadence du temps pour mieux glorifier la vertu des ancêtres. Par ailleurs, il connaît à fond chaque pièce de son dossier, les œuvres, l'histoire de leurs auteurs, les com­mentaires qu'elles ont suscités... toute une érudition fervente qu'il déploie dans ses plaidoiries. Il nous livre ainsi de remar­quables exercices de critique littéraire (de celle qui incite à lire ou relire) en même temps qu'il retrace le destin de ses écrivains. Car il fait cause commune avec eux. A tra­vers leur parcours, n'est-ce pas une certaine conception de la littérature qu'il défend (« une chose un peu bêtement mais indéniablement sacrée ») ainsi qu'une attitude spécifique devant la vie, partagée par ceux-là seuls « qui croient qu'écrire le monde pourrait leur assurer d'être au monde avec le monde » ? Argumentant en faveur de ses compatriotes Kafka ou Pasolini, c'est lui-même qu'il entreprend de sauver. Il est donc tout naturel qu'il mêle à ses analyses des éléments de sa propre vie, ne serait-ce qu'afin d'évoquer les voyages entrepris pour rejoindre leur territoire, celui où la mort les a retenus. C'est dans le chapitre sur le kitsch « comme misère et représentation » qu'il se laisse le plus aller à la confidence, à propos notam­ment de deux grandes passions intimes, les femmes et la musique. Dans le désir comme dans le génie musical, il revendique la légi­timité d'une part de kitsch,-que chacun porte en soi. Mertens pour sa part adore la chanteuse grecque Vicky Léandros. Aveu sans enjeu ? Mais plaider pour le kitsch, n'est-ce pas encore pour lui prêcher en fa­veur de sa propre chapelle ? Comme si, par une suprême habileté, il voulait de nouveau s'innocenter, préventivement, en revendi­quant comme un bien propre les fautes de goût — effets de manches et pose toujours — que certains pourraient lui reprocher.

Carmelo Virone