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Critiques de livres


Anne PENDERS
Une solitude nomade
Le Cri
1999
94 p.

Un jour étrange pour le silence

Carnets intimes, croquis de voyage : le premier roman d'Anne Penders Une solitude nomade s'écrit au plu­riel des regards et des lieux, si un même destin habite ses personnages, la « blessure, ouverte, béante, en dessous de tous les cahiers noircis de mots déchirés », l'écriture et ses tourments.

Sur la couverture du livre, enfouie dans le jeu de couleurs sombres, l'image captive d'une fille pensive, au-delà des vitres bri­sées. Solitaire, elle nous tourne le dos, semble avancer, ou attendre, ou espérer près de barreaux tout proches. La photo a été prise par Anne Penders, à Tashiding, Sikkim, Inde, en décembre 1997. Née à Liège en 1968, Anne Penders est docteur en his­toire de l'art. « Elle a fait du voyage une priorité, nous dit sa biographie en quelques lignes au dos de l'ouvrage, et a choisi de se consacrer essentiellement à récriture et à la photographie. »

Ce n'est pas si facile de choisir. Photographe et écrivain, les deux vont ici de pair, elle projette des histoires intérieures dans des paysages flous, fugitifs, à peine dé­terminés, soucieuse du cadrage, mais d'un cadrage qui verse les formes du côté de la poésie et non de la reconnaissance, de l'identification.

Ailleurs, toujours ailleurs. Partout, ses per­sonnages sont à la recherche d'une histoire, à la poursuite des mots qui vivent, leur échappent. Le décor n'a pas d'importance. Un bar à l'angle de 6th Avenue et de West llth Street, encombré de mappemondes, une pièce dans la maison du maître d'école à Andaman Islands, une chambre citadine et son « ordinateur nain », un espace qui « exhale une odeur acre de vieille poussière immobile et d'air moisi », avec son futon et la couverture de laine brute du Guatemala, la terrasse d'un café de Pamparduram, un après-midi d'avril, autant d'indices que la voyageuse arpente vraiment le monde, au­tant d'indices d'un mode de vie qui parie sur le voyage. Un jour, il a fallu choisir. Choisir entre un passeport où se bousculent les visas colorés de pays improbables et « connaître les meilleures boulangeries de sa ville natale » : il faut trancher. Les person­nages d'Anne Penders ont voulu leurs er­rances.

« Vertige de la multitude. Celui des rues de Pékin ou de New York, de Calcutta ou de Saigon. Celui qui me saisit toujours, quand je surprends mon esprit à poursuivre en secret des individus inconnus. En observant ces autres, est-ce soi que l'on traverse, aliéné ? Combien  de corps inertes, transpercés, jonchent-ils mon chemin ? Décousus par mon regard. » Ces pensées qui envahissent l'homme de la ter­rasse d'un café hindou semblent bien révé­ler la démarche de celle qui tire les ficelles de toutes ces histoires entrevues, de ces per­sonnages dont nous pénétrons, l'espace bref d'une étape, les pensées secrètes, les déchi­rements amoureux.

Aller, jamais retour. Une femme âgée, fati­guée, poète désormais sans verbe, perdue dans des rêves tristes, orpheline de ce « flot de mots insoumis, évadés de sa plume incer­taine », hante les nuits indiennes d’Anda­man Islands. A New York, la silhouette frêle aux yeux verts et au regard sombre, un dimanche, vous livre ses textes colorés et vous rend l'envie d'écrire que vous aviez égarée. Une jeune femme invente des his­toires d'enfants-chats et de magicien pour « déguiser le noir » de la nuit qui effraie une petite fille. Une voyageuse porte au-delà des mers le message de celui qui vient de mou­rir. L'amoureuse perd une fois de plus — une fois de trop —, dans le silence, son amant...

Un mouvement perpétuel, images-mots, papier-photographie, nous entraîne de New York à Ranakpur, de lieux publics en lieux secrets, c'est la même intimité. Précieuse et déconcertante.

Cela donne une petit livre qu'on peut em­mener partout avec soi, en voyage. Cela donne un petit livre qui donne envie et d'écrire et de voyager, aux nomades qui y retrouvent leurs pas comme à ceux qui connaissent les meilleurs boulangeries de leur ville natale.

Nicole Widart