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Critiques de livres


Vincent ENGEL
Raphaël et Laetitia
romansonge
Québec/Neuvy-le-Roy
L'instant Même-Alfil Ed.
1995
88 p.

Les mouvements lents de l'eau

Sans doute sommes-nous à Venise, ou dans quelque cité au passé séculaire, aux lagunes et aux ilots reliés par le va-et-vient des barques. « Ville liquide et chimérique, ceux qui y ont cru créer ou qui se sont contentés d'y jouir hâtivement de la vie, ceux-là ne pourront jamais la quitter », résumerait un protagoniste de Vincent Engel. De fait, comme ce Marquis dont les courtisans distraient l'existence par leurs jeux d'intrigues et leurs vilenies, les acteurs du drame sont attachés corps et biens aux eaux miroitantes : liquide amniotique qui perpétue les haines et les passions. Acteurs ? Oui, dans cette mise en scène qui se déroule en l'espace de quelques jours, entre la pré­paration d'une messe de Noël et les pré­misses chaotiques d'un carnaval, les person­nages convoqués par Vincent Engel endossent vêtements de traîtres, parures d'intrigantes, livrées de serviteurs ou tu­niques de farouches ténébreux.


Vincent ENGEL
Un jour, ce sera l’aube
Bruxelles
Labor
coll. Poteau d'angle
1995
169 p.

Autour du Marquis et de ses fidèles obséquieux, on complote, on s'étourdit de rires carnassiers, on survit à coups de fourberies. Alessandro, jeune compositeur inspiré, à mi-chemin du Vivaldi des Quatre saisons et du Mozart du Requiem, ne prend aucune précaution face aux puissants. Il se moque des courtisans, aime jouir du vin et de l'oubli qu'il pro­cure, ne ménage guère les Pères de l'Eglise, et illumine la vie de ses proches par la grâce de ses partitions fiévreuses. Son ami et li­brettiste, Federico, semble bien moins as­suré de son propre talent et, entre l'amitié d'Alessandro ou l'amour de l'ambitieuse Donatella, oscille jusqu'à en perdre l'équi­libre... Un curé un peu pataud, trop enferré dans les stratégies des puissants, une vieille dame dévouée au jeune compositeur, et surtout Paolo, un enfant dont Alessandro son parrain souhaite obtenir la garde, serviront de pions, dans la partie d'échecs qui oppose le Marquis et le compositeur : chacun en use à sa manière, selon qu'il est guidé par l'ombre du Mal ou le souci du Bien. Construit à la fois comme un livret d'opéra italien et comme un drame antique, Un jour, ce sera l'aube déploie dès les premières pages les voiles d'une sourde oppression. Le romancier (et prolifique nouvelliste) qu'est déjà Vincent Engel, ayant pris soin de don­ner à son lecteur les grandes lignes d'une histoire dont tout indique qu'elle finit mal, peut sans crainte se consacrer à en analyser l'évolution chez les personnages. S'ouvrant par un prologue, rythmé selon le point de vue des principaux acteurs du drame, garni d'intermèdes poétiques ou d'un opéra en cours de composition, et rehaussé d'une science des dialogues bien agencés, le roman se déroule comme une fresque clas­sique. Ni les perspectives, ni la variété des couleurs, ni le sens du détail ne font défaut à Un jour, ce sera l'aube. Ainsi, l'ensemble acquiert une noirceur que le doute, l'indif­férence, l'ambition, la corruption, viennent confirmer, au fur et à mesure que se dé­voile chaque nouvelle facette de la fresque. Vincent Engel apporte aussi, comme dans un tout récent « romansonge » en forme de conte drolatique intitulé Raphaël et Laetitia, une maturité nouvelle à son écri­ture. Elle se transmet par quelques formu­lations lapidaires qui sont au récit ce que la sonate est à la symphonie : des instantanés vifs et enlevés, mais pas moins révélateurs d'un tempérament. Ainsi, « le besoin d'ar­gent limite souvent la pratique de la foi. » Ou : « Les amis de nos ennemis deviennent à coup sûr nos ennemis, à moins qu'ils ne renient leur amitié pour se joindre à la lutte contre l'ennemi trahi — redoutables auxiliaires dès lors. »

Succomber à l'envoûtement de la ville, à ce jeu de dupes qui ne fait ni vainqueurs, ni vaincus, c'est, finalement, à quoi ne se résoud pas le jeune et brillant compositeur. Plus dur encore sera d'emporter images et souvenirs d'une ville « qui i>e faisait jamais mieux sentir sa domination que lorsqu'on l'avait désertée ». Et le lecteur abandonne à regret lui aussi le monde romanesque dont Vincent Engel s'est fait le cartographe ins­piré... jusqu'à peut-être envisager de pro­longer dans un prochain roman les sinuosi­tés d'une époque, en somme guère éloignée de la nôtre.

Alain Delaunois