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Critiques de livres

Quand Bruxelles chantait...

Il s'appelle Alfred De Vos. Son grand-père était sabotier dans la région d'Oudenaarde. Son père, ouvrier agri­cole dans sa jeunesse avant de se fixer à Bruxelles, était garde-salle à la gare du Nord, mais aussi accordéoniste, aigui­seur, à l'occasion coiffeur, et... spécia­liste des lettres aux ministres ! Alfred, lui, est né en 1918 à Molenbeek-Saint-Jean, dans une maison de la place Wauters-Koeckx (à présent place Vol­taire), où il a grandi, benjamin — et unique garçon — d'une famille de six enfants. « Sa » place, un îlot de paix, royaume des gosses qui la transformaient en plaine de jeux : de la marelle au cer­ceau, de saute-mouton à la balle-pelote, des billes à la toupie. Attention ! Rien à voir avec les toupies en plastique qui tournent désormais sans demander d'adresse ni d'effort : « Une tige intro­duite dans le système, la manette prévue à une tige dentée, on tire un bon coup ! Et voilà : la toupie tourne. C'est simple comme bonjour. Tout est pensé d'avan­ce. La facilité d'abord. C'est moderne mais sans intérêt.»

Alfred De Vos a la mémoire qui chante, la langue qui pétille. Françoise van Kol lui a prêté sa plume, tout en restant au plus près de ses mots. Ensemble, ils nous transmettent cette moisson de souvenirs de l’entre-deux-guerres, hauts en couleur, en saveur, où la vie person­nelle se mêle à celle de tout un quartier populaire, au cœur du vieux Molenbeek, des années vingt à l'aube des an­nées cinquante.

C'est le temps où, le jour tombé, on ferme ses volets « pour essayer de garder un peu de chaleur à l'intérieur de chez soi et pas par sécurité ». Où seules traversent la place les charrettes à bras et les carrioles tirées par un cheval du bou­langer, du laitier, du marchand de sable, du rémouleur, tandis que passe, soir et matin, la silhouette familière de l'allu­meur de réverbères.

A cette époque, les élèves, en rang serrés dans la cour de l'école, subissaient une inspection en règle avant d'entrer en classe. « Ceux qui venaient à l'école avec des souliers pas brossés retournaient à la maison. » Et les dimanches prenaient un air de fête : les trottoirs de dalles bleues, récurés la veille au savon brun, brillaient de propreté. On sortait le fer à friser, les habits et les chaussures du di­manche (« Aujourd'hui, c'est tous les jours dimanche ou tous les jours la se­maine, comme on veut ! »). Alfred avait 12 ans quand ses parents ont quitté la place Wauters-Koeckx « pour avoir l'électricité » : ils se sont installés de l'autre côté du canal, près de la caserne du Petit-Château. Il en avait 19 lorsque son père acheta une radio. « Voilà le modernisme qui entre dans la maison ! » commente-t-il malicieuse­ment.

De nouveaux personnages animent le décor. Le crieur de journaux. Les mar­chandes de poisson à la sauvette, prêtes à décamper dès que maris ou fils don­nent l'alerte (« les flics sont là ! »), jetant une bâche sur leur étal et disparaissant « voile gaz » avec leur charrette dans les ruelles avoisinantes ! Si, par malchance, l'une se faisait attraper, elle ne payait pas d'amende et préférait aller un mo­ment en prison.

« C'était du folklore formidable ! » s'en­thousiasme Alfred De Vos. Plein de ver­deur, de truculence, de gouaille. Dès sa sortie de l'école, à 15 ans, il de­vient apprenti-électricien, mais, avant d'avoir pu se former, entre aux PTT comme porteur de télégrammes. « Mon père voulait absolument que j'aie une place stable, à l'Etat. Comme lui, qui était aux chemins de fer. Voilà pourquoi je n'ai jamais eu de vrai métier. » Trois ans après, il est nommé facteur. Le récit s'accélère. Quelques notes sur le service militaire, à 19 ans. Un survol des années de guerre. Une évocation de « tout ce bric à brac de métiers et d'activités com­plémentaires » (vendeur de fruits et lé­gumes, représentant...) jusqu'à son en­trée dans la police, en 1952, où il resterait vingt-sept ans. L'histoire s'arrête là, un peu abruptement. Le monde va changer. Le quar­tier cher au cœur d'Alfred De Vos, aussi. Mais il y reste fidèle, et en ressus­cite l'atmosphère d'autrefois, quand l'âpreté des conditions de travail, les difficultés de l'existence quotidienne n'empêchaient pas — au contraire ! — la gaieté, la convivialité et l'humour. Au fil d'une chronique vivante, attachante, émaillée d'expressions savoureuses (un petit lexique bruxellois bienvenu clôt le livre), de photographies anciennes et de dessins de l'auteur. Qui ne cultive pas la nostalgie, sourit des couplets illusoires sur « le bon vieux temps », mais veut simplement, chaleureusement, sauver de l'oubli un monde qui s'efface ...

Franchie Ghysen

 

Un ketje de Molenbeek, Alfred De Vos. Souvenirs d'entre-deux-guerres. Propos recueillis par Françoise van KOL, Foyer asbl. (Disponible au Foyer, 25 rue des Ateliers, 1080 Bruxelles ; à La Fonderie, 27 rue Ransfort, 1080 Bruxelles, et dans quelques librairies.)