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Critiques de livres


Daniel SOIL
Vent faste
Bordeaux
Le Castor Astral
coll. Escales du Nord
2000
248 p.

Naissance d'un romancier

Vous avez reçu par la poste ce qu'il est convenu d'appeler un « premier roman ». Vous le palpez selon votre habitude puis l'ouvrez, avec curiosité et dé­fiance à la fois (il se publie tant de livres, n'est-ce pas). En buvant votre café par pe­tites gorgées, vous commencez à lire, et quelques phrases suffisent pour que vous vous rendiez compte qu'un événement est en train de se produire, qu'un univers s'ins­talle, dans votre cuisine, sous vos yeux, et qu'il faudra que vous vous détachiez rapide­ment de votre lecture si vous ne voulez pas être détourné pour de longues heures du programme de tâches urgentes que vous avez établi pour la journée. Quelques lignes encore, et c'est déjà trop tard : « L'écume se précipite au bout de sa course et semble doubler l'eau qui la porte, puis se laisse dis­traire de son cours par la rocaille. Quand le flot s'immobilise, il dépose son lot de mousse et de plastiques inaltérables. » Vent faste. Le titre est beau. Il est juste parce qu'il répond à une nécessité interne. Vent du large, vent de l'histoire, vent de l'esprit. Souffle qui libère les hommes de la pesanteur et du temps. Il faudrait plusieurs lectures pour arriver à démêler l'écheveau symbolique que Daniel Soil, avec une belle maîtrise, a réussi à nouer finement. Exprimer ce mouvement qui vient de la mer, à l'entame du roman, buter contre une terre de fin du monde, avant de repartir, aux dernières pages du livre, vers l'infini de l'océan. Préciser cet autre mouvement qui mène les hommes sur les traces de leur destin, mais ils viennent buter sur leur ombre : le voyage qu'entre­prend Amédée pour rejoindre dans l'Alba­nie d'Enver Hoxha son fils Bernard ; celui que, soixante plus tôt, juste avant qu'éclate la Première guerre mondiale, avait accompli dans le même pays, symétriquement peut-on dire, le grand-père Justin. Parler aussi de ce tapis, précieux entre tous, qui s'est trans­mis dans la famille depuis trois généra­tions : ses motifs subtils dessinent une géo­graphie qui pourrait être celle des cœurs. Tapis magique grâce auquel Bernard et son père, littéralement, s'envoleront. « Le fruit ne tombe pas loin de l'arbre » : ce dicton court à travers le texte comme un leitmotiv, comme un air d'opéra (les femmes, dans le récit, apportent avec elles leur chant et la grâce de leurs jambes fuse­lées). Que transmet-on à ses enfants ? Echappe-t-on à sa filiation, aux héritages de l'histoire, privée ou collective ? Graves questions auxquelles le roman n'apporte pas de réponses, juste une issue — vers le bon­heur comme possibilité de l'existence, vers la réconciliation.
L'histoire. Elle n'apparaît jamais si cruelle que parce que les hommes ou les femmes qui l'affrontent sont jeunes à chaque fois, et qu'à chaque fois ils y perdent un peu de leur enfance, de leur intégrité première. Au jeune grand-père, les années de la Grande guerre ; au fils, les troubles incertitudes qui coïncidèrent avec la montée du fascisme ; à leur descendant, l'engagement maoïste au service de la révolution albanaise. Traversée du temps, traversée des discours qui forgent une époque. Daniel Soil avait presque vingt ans en mai 68 ; il est économiste de forma­tion : indices qui laissent supposer qu'il a dû connaître de près le langage militant qu'il attribue à Bernard et qu'il cite avec une justesse confondante. Et que, dès lors, il a dû éprouver personnellement le sourd désenchantement dont son roman se fait l'écho, avec une discrète ironie. A chacun son histoire et sa voix : mais peut-on partager ce qu'on a vécu ? Le roman se compose de trois « livres », suivis d'un épi­logue. Justin a tenu un journal durant son séjour en Albanie, pendant la guerre 14-18. C'est la somme de son expérience doulou­reuse qu'il a chargé Amédée de transmettre à son petit-fils. Amédée, cependant, ne s'ac­quitte de sa mission qu'au moment où, miné par la maladie, il se sent décliner, et qu'il veut se donner à lui-même une chance de connaître enfin les secrets qui rongeaient son père. Peut-être est-il déjà trop tard. Couché sur un lit d'hôpital, avec son fils à son che­vet, il se rappelle les moments clefs de sa vie au fil d'un long monologue intérieur. Il faudrait admirer la manière dont le récit tisse, tapis précieux, des liens entre le con­texte politique et social et les destinées indivi­duelles, et aussi comment il s'ancre profondé­ment dans la réalité pour mieux libérer l'imaginaire. Il faudrait dire, enfin, combien ce roman, malgré quelques maladresses d'ex­pression ou de composition, vous a séduit, enchanté par son souffle narratif et la poésie qui s'en dégage. Il le faudrait, certes, mais déjà des tâches urgentes vous requièrent.

Carmelo Virone