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Critiques de livres


Jean-Pierre VERHEGGEN
Portraits crachés
Le Somnambule équivoque
coll. Dérapages
2005
89 p.

Anti-portraits

Voici Portraits crachés, un livre qui ne ressemble à aucun autre, dans sa conception comme dans sa formulation, même s'il prend place au sein d'une œuvre qui nous a déjà valu quelques bonnes surprises ! Il s'agit de textes rigolos, jubilatoires et ir­révérencieux consacrés à quelques Bel­ges célèbres. Chacun d'eux tient en une page et est précédé d'un croquis, qui sans illustrer le propos de l'écrivain, propose une caricature autonome (et souvent féroce) du personnage public dont il est question. Plusieurs dessina­teurs se relaient pour épauler Verheggen : Kroll, Dubus, Kanar, Nix, De Moor, Jannin et Lôwenthal, Stas et d'Oultremont.

Pour la plupart, les victimes de ces por­traits font partie de nos contemporains, comme, par exemple, Adamo, Jan Bucquoy, Kim Clijsters, José Van Dam ou Fabienne Vande Meersche. Mais on croise aussi quelques incontournables gloires du passé (Grevisse, Magritte ou Maurice Carême) et des personnages fictifs comme Gaston Lagaffe, Tintin, Manneken Pis ou saint Nicolas. La ga­lerie est hétéroclite : hommes, femmes, Flamands, francophones, peintres, spor­tifs, écrivains, acteurs, chanteurs, jour­nalistes, cinéastes, princes et prélats s'y côtoient. Tous ont néanmoins en com­mun d'être connus du grand public et appréciés des médias : on ne caricature bien que ce qui est reconnaissable. Seuls les hommes politiques manquent au ta­bleau, ce dont Verheggen se justifie dans une courte préface en citant une conversation du sous-commandant Marcos et de l'écrivain catalan Manuel Vasquez Montalban : « Le monde irait beaucoup mieux si les politiciens profes­sionnels connaissaient un peu mieux la littérature et un peu moins les techniques de marketing. » On s'en serait douté, ce n'est donc pas pour les ménager que Verheggen a omis de croquer les hommes politiques du pays. Faut-il considérer par conséquent que ceux qui figurent dans ces Portraits crachés doi­vent s'en féliciter ? Il est difficile de ré­pondre à cette question. Le principe de ces textes consiste à imaginer d'autres destins à nos héros nationaux : Brel de­vient un chauffeur de tram, Paul Delvaux un gynécologue, le cardinal Daneels un coiffeur pour dame. Par essence, le procédé est iconoclaste et impertinent et, bien entendu, Verheg­gen n'hésite pas à en rajouter une couche en se montrant grivois ou en multipliant les calembours les plus osés. Mais derrière le rire se cache peut-être de la tendresse. Peut-être ou peut-être pas... Le jeu est, à vrai dire, assez ambigu : le ton varie quelque peu d'un texte à l'autre et il serait difficile de dire à coup sûr qui Verheggen aime et qui il n'aime pas. Les liens s'établissant entre le destin imaginaire et la véritable iden­tité de la personne portraiturée jouent à cet égard différents rôles : parfois ils ont trait, de manière neutre, à la car­rière ou à l'œuvre de la célébrité (Geluck travaille à la fourrière) et parfois, de façon moins innocente, à son carac­tère ou à un point délicat de son curriculum (Pierre Mertens et Une Paix royale). Parfois, ils sont motivés par un jeu de mots qui n'a rien à voir avec la personnalité en question (Jacky Ickx se retrouve réalisateur de films X), parfois au contraire ces calembours s'avèrent si­gnifiants : le nom d'Helmutt Lotti est rapproché de celui des bonbons Lutti, manière de comparer sa musique à de la guimauve...

À propos de confiseries, cette série de portraits doit sans doute se picorer. Mais si elle est lue d'une traite, elle pro­voque une sorte de vertige. Car le prin­cipe qui consiste à imaginer que la vie de telle ou telle personne aurait pu être tout autre se généralise bientôt dans l'esprit et ouvre des perspectives existen­tielles, qu'il n'est pas question de déve­lopper plus amplement ici. Là se trouve peut-être la portée secrète de ce petit livre apparemment sans prétention.

Laurent Demoulin