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Critiques de livres


Andrezj SWIETOCHOWSKI
Veris ou le Visage du temps.
Le Daily-Bul
collection «Le Vide»
1996
116 p.

Le démon de l'analogie

Il faut imaginer Andrezj Swietochowski enfant, regardant paître dans le ciel des troupeaux bêlants de nuages, ou dans son lit, lorsque la nuit complice changeait l'amoncellement des jouets en une créature de cauchemar, tapie dans la pénombre. Jeune homme, peut-être découvrait-il des paysages fantastiques dans les moisissures du mur, comme Léonard, ou les décalquait-il sur les rainures du parquet, comme Max Ernst. Aujourd'hui, — imaginons encore, - Andrezj Swietochowski accomplit de longues randonnées, l'appareil-photo en bandoulière, dans des forêts d'arbres à pro­fils d'hommes et de rochers à tête de tortue. Quoi qu'il regarde, un champ, une colline, un pic rocheux, c'est toujours autre chose qu'il voit : un aigle ou un petit chien, un ange ou une demoiselle, une tête de mort ou toi-même, aimable lecteur. Le délire d'interprétation est un don du diable. Il y a de la sorcellerie dans les su­perbes photographies de Verts ou le Visage du temps. Cliché après cliché, Andrezj Swie­tochowski invente une géologie poétique et sensible, tenant à la fois de l'inscription (aucun truquage, aucun flou ni surimpres­sion dans ces photos, qui tirent leur puis­sance d'envoûtement de la présence maté­rielle, obstinée du végétal et du minéral) et de la magie : toute chose cadrée, photogra­phiée, en contient une autre, révèle à son insu le complot des forces obscures qui peu­plent le cosmos. En posant son œil sur le paysage vide de présence animale ou hu­maine, l'appareil-photo de Swietochowski a le mystérieux pouvoir de capturer « le monde des esprits » ou « le silence parfait qui enveloppe la montagne ». Dans le nœud pé­trifié d'une racine, assure la légende, voici la foudre. Dans les sillons profonds d'un ro­cher, rien moins que l'infini. Ainsi naît un monde enchanté, peuplé de dragons et de fées, d'elfes et de sorciers. Rentré chez lui, — nous spéculons tou­jours, — Andrezj Swietochowski dispose les tirages autour de lui et se met en frais d'imagination. Il lève le rideau de son Theatrum hermeticum et s'y met en scène sous les traits d'Andrezj Es, lequel prête à son tour sa plume à un auteur-gigogne nommé Pareson, An de Crayen, Simon de Pernod ou Luc Ankerd. À eux l'honneur de nous conter la geste du preux chevalier Veris et de sa fidèle monture Erspine, lancés dans une série d'aventures qui les condui­ront sur des voies escarpées jusqu'au pays d'Orlin, chez Sainte Ysse, patronne des dra­gons. Rien ne manque à leur équipage : la chapelle, la forêt, le château et le souterrain, les spectres et les nobles seigneurs, les for­mules magiques et la quête initiatique du trésor de la connaissance. Or, c'est ici que le bât blesse, car la prose de Swietochowski n'a pas le pouvoir d'évocation des photo­graphies qui illustrent son récit ou, plus vraisemblablement, l'ont suscité. Confon­dant ça et là l'absurde avec le saugrenu au prix d'une fantaisie forcée, celui-ci cherche à marier le merveilleux et la recherche typographique, la parodie et un pirandellisme un peu laborieux qui rompt périodique­ment l'enchantement : périlleuse collision de registres dont seul peut-être un Calvino se serait tiré d'affaire. Reste, redisons-le, le formidable appel d'imaginaire des photos pour rêver et, pourquoi pas ? se raconter soi-même une histoire. Faut-il ajouter que la réalisation éditoriale fait une fois encore honneur au Daily-Bul ? Nous le faisons bien volontiers.

Thierry Horguelin