pdl

Critiques de livres


Leïla HOUARI
Et de la ville je t'en parle
Bruxelles
coéd. EPO et I.D.I. (15, rue du Méridien, 1030 Bruxelles)
1995
99 p.

Cris et murmures de la ville

Depuis Baudelaire, le thème de la ville s'inscrit comme un des traits récurrents de la modernité. Mo­derne, Etienne Reunis l'est assurément si l'on en juge par les courtes notations im­pressionnistes de Villes, précisément, son nouveau recueil. Il apparaît bien de son époque également dans son plaisir à mêler la musique de langues différentes (en l'oc­currence, l'anglais et le français) et dans sa volonté d'associer au texte des photos d'es­paces urbains qui incitent à parcourir son livre comme on marche au hasard des rues. Ses poèmes en prose se présentent d'ailleurs eux-même comme des instantanés : petits jaillissements d'émotions tout en nuances où se traduisent le sentiment de la violence et de l'oppression, l'angoisse de vivre conju­guée à des nostalgies d'enfance ce temps ancien où le monde n'avait pas de fin » ) mais aussi, clairement revendiqué, le désir d'un bonheur qu'on sait fragile. La manière de Reunis fait penser à celle de son ami Francis Dannemark et, au-delà, à toute une tradition anglo-saxonne dans laquelle se sont illustrés un Brautigan ou un Carver, passés maîtres dans l'art de fusionner, en d'éloquents raccourcis poético-narratifs, l'observation du monde et l'affirmation de leur subjectivité. Si la voix de l'auteur, ici, paraît un peu frêle, elle nous touche cepen­dant par ses accents de sincérité.

D'une autre trempe apparaît Leïla Houari et sans doute son parcours social est-il tout différent. Auteur de deux romans, d'une pièce, d'un recueil de poèmes publiés à l'Harmattan, cette jeune femme d'origine marocaine, installée à Bruxelles depuis 1965, gravite depuis longtemps au sein du monde associatif. Son nouveau livre, Et de la ville je t'en parle, est le fruit d'un atelier d'écriture qu'elle a animé pendant près d'un an au Centre des Etangs noirs, dans un quartier déshérité de Bruxelles, avec de jeunes Marocains. Une pratique collective dont elle a rassemblé les traces dans la pre­mière partie de son ouvrage : confidences signées Hassan, Allamadi ou Boujemaa, mots taggés sur la page pour marquer le territoire de son émotion, poèmes, en défini­tive, où s'expriment en leur langage (et ce langage est fort) de jeunes citoyens qui n'ont guère droit de cité. Leur monde se re­flète aussi dans la pièce de théâtre qui constitue le second volet de cette publica­tion. L'auteur y met en scène deux fils d'immigrés maghrébins qui vivent en marge de la société belge et confortent leur dé­tresse de l'espoir —vite démenti par la réa­lité — d'amasser un peu d'argent pour pou­voir aller aux States et jouir du rêve américain. En talentueuse héritière du théâtre-action (un mouvement complète­ment occulté dans l'histoire de nos lettres), Leïla Houari a le souci de rendre justice à la culture de ceux à qui elle donne la parole : en annexant à sa langue des éléments de leur lexique propre, souvent riche d'inven­tion (par exemple, une je t'ai eu, c'est une Golf GTI, tandis que la Robocop est une Volvo 404, la voiture des flics de Molenbeek et de Bruxelles 1000), en respectant leurs modes de dialogue, en intégrant à l'ac­tion de son spectacle leurs musiques, leurs signes de reconnaissance. Il n'est jusqu'à la mise en page de son livre, à la structure éclatée, qui ne fasse appel, par les dessins de Marcel Vandeweyer ou les photos de Joss Dray, aux codes visuels dont ils sont coutumiers. L'ensemble, soulignons-le, ne vaut pas seulement par la générosité de son inten­tion mais aussi par la justesse du propos et par sa cohésion dramatique. Du bon travail.

Carmelo Virone

Etienne REUNIS, Villes. Quarante poèmes moins un, chez l'auteur (19, H. Conscienstraat, 1600 St-Pieters-Leeuw), 1995