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Critiques de livres

Deux voyages

Sans doute les deux meilleures façons de s'ouvrir au monde restent-elles le voyage et la lecture. Pour que le dé­paysement soit plus complet il est loisible de voyager en lisant ou bien de lire des ré­cits de voyage... Les récits de voyage : voilà un type de littérature qui semblait apparte­nir au passé. La télévision ne fait-elle pas de la terre un village ? Deux petits livres parus aux éditions Tandem, dans un délicieux format, nous prouvent le contraire. Ces deux ouvrages, toutefois, n'ont rien en commun avec ceux de Marco Polo ou de Chateaubriand. Ils réussissent, chacun à leur manière, à réinventer le genre, à l'adap­ter en quelque sorte à notre univers où dé­sormais un exotisme trompeur s'étale par­tout, des agences de tourisme aux rayons « fruits » des grandes surfaces. Le premier de ces deux récits est paru, mal­heureusement, peu après le décès de son auteur, Corneille Hannoset, un graphiste qui avait déjà publié un livre à la Différence en 1992 (Jean Ferdinand, ou la revanche d'un enfant très observateur). Il ne s'agit à la vé­rité pas d'un récit, mais d'une cinquantaine de micro-récits allant de quelques lignes à cinq pages pour le plus long. Selon le titre de ce recueil, Voyages chroniques, le fait de voyager s'apparente à une maladie pour Corneille Hannoset qui tombe dans le voyage, sans crier gare, comme on tombe malade. Mais, le verbe « tomber » se re­trouve aussi dans l'expression « tomber amoureux ». Cette seconde métaphore convient mieux à ce qui est décrit ici : ces départs subits auquel l'auteur ne peut résis­ter ressemblent plus à la passion qu'à la grippe. Reste à savoir de quel type d'amour il s'agit. Corneille Hannoset nous donne la réponse lui-même quand il parle de « don­juanisme géographique ». Comme certains hommes sont amoureux de l'amour plus que des femmes, Hannoset aime le voyage plus que les pays dans lesquels il pénètre. Le texte qui en ressort est papillonnant, c'est-à-dire fragmenté, très actuel dans sa forme faite d'élégance et d'humour (les deux atouts des Don Juan d'aujourd'hui ?), po­sant de nombreuses questions sans y donner de réponses. Le charme de ce petit livre tient beaucoup à l'énumération de mœurs différentes des nôtres, décrites, comme chez Montaigne, non pour porter sur elles un ju­gement, ni même pour dénoncer les nôtres en retour, mais pour plonger le lecteur dans l'altérité totale et dans ce relatif bienfaisant grâce auquel ce que nous croyions naturel redevient une convention parmi d'autres. Ainsi le bus des îles Célèbes qui s'arrête de­vant un cimetière et attend la passagère qui va s'y recueillir, ainsi les cigares attributs ty­piquement féminins en Birmanie, etc.

À l'opposé de celui de Corneille Hannoset, le livre de France Borel paru dans la même col­lection est une déclaration d'amour à une ville singulière entre toutes. Le titre, Hong Kong : la charnière, ainsi que le quatrième de couverture, nous laisse penser qu'il s'agit d'une chronique journalistique racontant dans le détail le retour de l'île à la Chine en juillet 1997. Le chapitre initial, d'emblée, avec son sous-titre (« cri du cœur »), nous dé­trompe : c'est une description passionnée de la ville que nous allons lire et non la relation immédiate d'événements historiques. « Oui, j'aime Hong Kong », avoue France Borel, qui « revendique la naïveté de la vision virgi­nale ». Le texte est construit en conséquence de ce parti-pris passionnel. Son écriture ra­pide, multipliant les phrases nominales ou les tournures proverbiales binaires, rend compte de cette ville folle et surpeuplée où tout va vite, où les passants marchent tous du même pas de peur de créer des bouchons aux consé­quences catastrophiques. La structure du texte est également particulière : le passage de Hong Kong à la Chine est au cœur du livre, mais l'auteur y revient de façon cyclique sans vraiment l'épuiser. Elle décrit la ville avant la date fatidique, lance des paris pour l'avenir, retrace à très grands traits l'histoire des lieux, multiplie les considérations sur le mariage de la Chine et de l'Angleterre, puis, à bout de souffle, retombe sur ses pattes et son sujet premier. Finalement, grâce à ce style rapide (parfois trop ?) et à cette structure en tour­billon, le lecteur se fait une idée de Hong Kong, il a la chance de vivre la ville pendant 55 pages. Une remarque cependant. France Borel, toute à son amour, cherche à fixer le portrait de son aimé, d'en préciser le carac­tère, de modeler l'éternel Chinois comme Roméo l'éternel féminin. L'amour fait préci­sément qu'on lui pardonne. Mais si d'aven­ture, elle n'avait pas aimé Hong Kong, les mêmes phrases deviendraient dangereuses. Ainsi, « La perte des identités signe la mort des civilisations » (p. 26) pourrait servir à jus­tifier ce qui s'appelle, je ne sais pourquoi, des « épurations ». Que faut-il en conclure ? Le voyageur doit-il se méfier de l'amour ? Doit-il préférer le rôle de Don Juan à celui de Ro­méo ? Ou simplement se contenter d'aimer dans ce qu'il rencontre une variation inatten­due d'un thème universel ?

Laurent Robert

France BOREL, Honk Kong : la charnière, Éditions Tandem, collection « Alentours », Gerpinnes, 1997, 57 p.

Corneille HANNOSET, Voyages chroniques. Préface de Pierre Alechinsky., Éditions Tandem, collection « Alentours », Gerpinnes, 1997, 63 p.