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Critiques de livres


Michèle GOSLAR
Yourcenar, « Qu'il eût été fade d'être heureux »
Bruxelles
Racine et Académie royale de Langue et de Littérature françaises
1998
404 p.

Une biographie bien remplie

Soit Marguerite, née en 1903, à Bru­xelles. Sa mère meurt à sa naissance. Son père, un Don Juan, est épris de la meilleure amie de sa veuve. L'amie en ques­tion partage ses sentiments, mais elle refuse de quitter son mari, qui est homosexuel. Marguerite est fascinée par l'amie et par son refus. Devenue adulte, elle écrit de la poésie, des nouvelles et des romans. Et elle tombe, elle aussi, amoureuse d'un homme préférant les hommes. Après avoir souffert, elle se console, notamment avec un amant grec. Ils se quittent, la Seconde Guerre mondiale éclate, elle arrête d'écrire. Puis elle part en Amérique avec une femme. Commence sa plus longue histoire d'amour et d'amitié. Sa compagne l'encourage à reprendre la plume. Et des notes de jeunesse retrouvées par ha­sard lui donnent le sujet du livre du renou­veau : elle prêtera sa voix à un empereur ro­main. Le livre paraît en 1951 et ouvre pour l'écrivaine une longue période de gloire. Trente ans plus tard, Marguerite sera la pre­mière femme à entrer à l'Académie fran­çaise. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Son amie meurt d'un cancer interminable et Marguerite, âgée de quatre-vingts ans, ren­contre un garçon de vingt-huit ans. Suivent quatre années de bonheur et de voyage. Malheureusement, le jeune amant s'éprend d'un vrai voyou, qui l'initie à la drogue et qui maltraite Marguerite. Une maladie ré­cente, le sida, atteint ensuite les deux gar­çons. Au bout de nombreuses souffrances, le jeune amant se suicide dans une baignoire sordide. Marguerite est seule. Il lui reste moins de deux ans à vivre. Elle meurt à la fin de l'année 1987.

Un destin aussi mouvementé pourrait don­ner lieu à une tragédie grecque, à un soap opéra, à une analyse psychanalytique, à des sermons moralisateurs ou à un roman feuilleton en cinq cents épisodes. Mais jusqu'à présent, de tous ces ouvrages, seules sont parues trois biographies, écrites cha­cune par une femme : Marguerite Yource­nar, L'invention d'une vie, par Josyane Savigneau1 ; Vous, Marguerite Yourcenar, La Passion et ses masques, par Michèle Sarde2 et, en 1998, aux éditions Racine, Yourcenar, « Qu'il eût été fade d'être heureux », de Mi­chèle Goslar.

A part les vrais passionnés qui se jetteront sur les trois textes, les lecteurs simplement désireux d'en savoir plus sur la scribe des Mémoires d'Hadrien, sont donc condamnés à choisir. Le travail du critique qui a lu les trois ouvrages peut, dans ce cas, s'avérer utile : il lui suffit de donner les informa­tions permettant à chacun de se guider. Mettons tout de suite à part le livre de Mi­chèle Sarde : il s'agit d'un texte assez aty­pique. Ecrit, dès le titre, à la deuxième per­sonne, il s'adresse directement à Marguerite Yourcenar. C'est une œuvre d'écrivain au­tant que de biographe : le plaisir du texte est plus grand, mais les informations moins nombreuses. Un beau livre, certes. Cepen­dant, ceux qui préfèrent une biographie tra­ditionnelle peuvent s'en écarter, ou y reve­nir par la suite. Reste à départager Josyane Savigneau et Michèle Goslar, dont les tra­vaux correspondent tout à fait à ce qu'attendent les amateurs de biographie litté­raire. Josyane Savigneau dispose de deux atouts pour attirer les suffrages : elle est connue et est passée en poche. Les avan­tages de Michèle Goslar sont d'une autre nature : d'abord elle écrit dix ans plus tard, ensuite, elle a passé beaucoup plus de temps dans l'ombre de l'académicienne. Les an­nées de recherches qu'elle lui a consacrées ont d'ailleurs donné naissance à un « Cen­tre de Documentation Marguerite Yource­nar » fondé à Bruxelles dès 1989. Le livre de Michèle Goslar, s'il ne rend pas caduc celui de Josyane Savigneau, est donc incon­testablement plus fouillé et plus précis dans ses informations. Il déjoue, par exemple, les petits mensonges de Yourcenar que la ré­dactrice du Monde des Livres avait pris pour argent comptant. Les découvertes de « Qu'il eût été fade d'être heureux » concer­nent plus particulièrement l'enfance de Marguerite et l'histoire de son père. Par ailleurs, Michèle Goslar prend un risque qu'avait soigneusement évité Savigneau : elle établit des liens entre la vie et l'œuvre. Ses analyses s'attachent particulièrement à Alexis ou le traité du vain combat, premier roman de Yourcenar, où serait décrit le couple formé par la maîtresse de son père et son mari homosexuel. On sait qu'il n'est pas « intellectuellement correct » d'enjamber ainsi le fossé qui sépare la réalité de la fic­tion. Un certain Marcel Proust plaida jadis pour que l'analyse demeurât au sein des œuvres elles-mêmes. Michèle Goslar ne se soucie pas de ces conflits théoriques : des parallèles lui sautent aux yeux et elle nous en fait part, tout simplement. Par ailleurs, son approche n'est pas réductrice comme celle de Sainte-Beuve : il ne s'agit pas d'expliquer les romans par la vie de l'écrivain, mais d'éclairer les uns par l'autre et vice-versa. Voilà pour la comparaison des trois biogra­phies de Marguerite Yourcenar. Au lecteur de choisir. Reste une remarque personnelle que se permet le critique avant d'achever son papier. Car aucune de ces trois biogra­phies n'épuise le mystère de Marguerite Yourcenar. Celle-ci, avec son écriture « clas­sique » et ses sujets audacieux, son entrée à l'Académie et ses amours mouvementées, occupe une place particulière dans le « champ » littéraire. Elle est la seule, durant la seconde moitié du siècle, à échapper au conflit opposant les Anciens et les Mo­dernes, le Nouveau Roman et les descen­dants de Mauriac. Elle semble inspirer le même respect distant dans les deux camps. Certains lecteurs l'adorent, elle en ennuie d'autres, mais personne ne la déteste. Les fortes personnalités engendrent en général des opinions plus tranchées : de ce point de vue-là aussi, Marguerite Yourcenar restera sans doute à jamais un cas à part dans la lit­térature française.

Christine et Laurent Demoulin

1. Gallimard 1990, collection Folio.

2. Laffont, 1995.