Jean-Claude PIROTTE
Plis perdus
La Table ronde
1994
186 p.
Un grand prosateur français
Prête-t-on assez d'attention aux titres ? Ouvrant Plis perdus, que s'attend-on à y (re) trouver ? Ronsard ? « Mignonne, allons voir si la rosé (...) / A point perdu cette vêprée / Les plis de sa robe pourprée... » Il y a de la nostalgie d'enfance chez Pirotte : « La vie ne sera jamais qu'une affaire d'enfance. » Des sinuosités, de « ces ondulations souples, ces longs ciels traversés de mouvements graves... » Et quelque intime compartiment, les replis du cœur ; s'y love, entre autres, l'amour des araignées. Des lettres à des destinataires en profil perdu. Rien d'inédit : Pirotte ressasse sa vie à écrire le même livre, tant il est difficile de dire. Le compliment (ni le mérite) n'est pas mince : seuls requièrent mon attention, vite distraite, les écrivains dont l'écriture est, pour citer Claude Louis-Combet (Le péché d'écriture, Corti), « interrogation » et « absence » ; ils tentent de conjurer, par un discours infini mais troué, une infinie absence. Des noms ? Chez Pirotte : Thomas, Limbour ; je retranche Chardonne, j'ajoute Louis-Combet, Hubin, Bernhard, Leiris, Roudaut. Joli palmarès. Et puisqu'il est question d'un palmarès, je relève que l'éditeur de Pirotte le tient pour « l'un des grands prosateurs français », pourtant « né en Belgique ». M'horripile cette espèce de quadrature du cercle : privilégier la langue ou la géographie ; littérature française de Belgique ou littérature belge d'expression française ? La patrie d'un écrivain ? Sa langue ! Revenons à « l'un des grands prosateurs français ». Qu'est-ce qu'un grand prosateur ? Citons longuement : « Lorsque je ne trouve pas le sommeil, ce qui se produit six jours sur sept, des tourbillons de sensations que je peux sans exagérer qualifier de vitales, et même d'excitantes, s'emparent de mon esprit jusqu'à l'hallucination. Je ne prétends pas que ce soit toujours agréable, mais enfin, je me dis : ça y est, il se passe quelque chose. Je me réjouis de penser avec Scutenaire que « le 2 avril 1943, comme chacun des autres jours de ma vie, est une date capitale dans mon existence. » Et je saute du lit, ou plutôt je quitte allègrement ma paillasse où tous les hypnotiques de la pharmacopée moderne sont impuissants à me terrasser, afin d'entrer à toute vitesse dans ce deux avril, non, ce deux novembre qui brille malgré le brouillard poisseux de tous ses feux prometteurs. Et j'enfile mon pantalon troué, mon chandail élimé, mes chaussettes durcies comme s'il y avait le feu dans la rue. Mais il n'y a pas le feu dans la rue. Je serais bien embêté d'ailleurs s'il y avait vraiment le feu dans la rue. Tout cela c'est façon de parler.
Le merle qui prépare son solo est immédiatement interrompu par la grosse caisse désaccordée de la benne des éboueurs, et puis c'est un moteur d'auto qui s'échauffe juste sur mon seuil, et dans pas longtemps le premier autobus d'une série d'autobi me vrillera la scie de ses freins mal huilés dans l'oreille à travers la fenêtre, et je n'ai pas à me plaindre parce qu'il paraît que la rue est calme. Alors les douleurs de toutes espèces qui m'habitent mais s'étaient un instant apaisées au saut du lit reprennent leurs travaux sidérurgiques dans l'atelier délabré de mon corps, et je m'affaisse à ma table de cuisine afin d'écrire au moins ce qui précède. » Un grand prosateur se distingue en ceci : une page, (é)lue au hasard (il n'y a pas de hasard : la page est citée car son lecteur pressent qu'elle se magnifiera à sa lecture profonde), livre à l'analyse une structure et un mouvement maîtrisés, tous deux signifiants. « Tout cela c'est façon de parler. » L'écriture se dit relâchée (« il se passe quelque chose » — « dans pas longtemps »), s'autorise le latin macaronique (un autobus — des « autobi ») ; ce ne sont, bien entendu (bien lu), que « façons » qui s'accordent avec un décor paupérisé. Cette convocation d'un quotidien crado rejoint l'invocation à Saint Scutenaire : il n'est pas* de banalité — l'insomnie elle-même produit « des tourbillons de sensations (...) vitales (...), excitantes... » ! Dès lors s'amorce un mouvement ascendant — tourbillonnaire —, tantôt conforté (« je me lève » — « saut du lit »), tantôt contrarié (« je m'affaisse ») : voyages de haut en bas, et vice versa, métaphorisés à travers les hypnotiques « impuissants à me terrasser... » Mouvement vertical doublé d'un mouvement horizontal : continuité et retour au même assurés syntaxiquement par les coordonnants qui suturent les phrases, saturent le temps : « et puis — et dans pas longtemps — et — alors — et » : le locuteur, in fine, va écrire « ce qui précède ». Continuité soulignée, sur le plan mélodique, par le phrasé : triade (« feu dans la rue ») ; découpage décasyllabique (« reprennent leurs travaux sidérurgiques/dans l'atelier délabré de mon corps/et je m'affaisse à ma table de cuisine (légère entorse : 11 syllabes)/afin d'écrire au moins ce qui précède ») ; musique vocalique (« série d'autobi me vrillera la scie de ses freins mal huilés »), consonantique (« feu/enfile/feu/feu/ feu/façon/s'échauffe »), explicitement évoquée : « solo » — « grosse caisse désaccordée » — « la scie » (= la rengaine). Pirotte, Namurois, est un grand prosateur français. C.Q.F.D.
Pol Charles