La Belgique artistique et littéraire
présenté par Paul Aron.
Complexe
1997
700 p.
Lectures fin de siècle
Expositions, études, rééditions : l'intérêt ne se dément pas pour l'avant-siècle qui est l'une des sources incontestables de notre sensibilité. Les deux volumes qui paraissent chez Complexe brossent un panorama complet de cette période qui vit éclater les formes traditionnelles des différentes expressions artistiques et se succéder toutes les propositions (et les plus contradictoires) de la modernité. Procurés respectivement par Paul Gorceix et Paul Aron, nantis d'un appareil critique substantiel (mais nullement écrasant), leur mérite est complémentaire. Le premier, La Belgique fin de siècle, réunit les œuvres marquantes de la période dans les domaines de la prose et du théâtre. Signées Lemonnier, Eekhoud, Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren et Van Lerberghe, elles étaient déjà pour la moitié disponibles en librairie mais leur confrontation est éclairante.
La Belgique fin de siècle
présenté par Paul Gorceix
Complexe
1997
1200 p.
Dans son introduction, Paul Gorceix souligne à raison le caractère artificiel de la coupure entre naturalisme et symbolisme, dont il montre bien la continuité, du style coruscant d'un Lemonnier aux évanescences d'un Maeterlinck. Il met également en valeur la spécificité du symbolisme belge et de ses sources, souvent étrangères à celles du symbolisme français, son apport théorique trop longtemps négligé (ainsi Albert Mockel fut l'un de ceux qui définit avec le plus de clarté la poétique symboliste de l'image fondée sur l'analogie, indice d'une signification plurielle et différée, par opposition à l'allégorie, représentation convenue d'une idée abstraite préconçue), enfin l'importance de son ancrage territorial qui, s'il ne fut pas toujours exempt d'arrières-pensées nationales ou nationalistes, alla de pair avec une ouverture cosmopolite sur le monde. Autre trait singulier : Elskamp, Van Lerberghe, Maeterlinck, Rodenbach et Verhaeren sont des Flamands qui écrivent en français, ce qui explique sans doute qu'ils introduisent dans cette langue une sorte d'exotisme, une étrangère indéfinissable.
Cependant, il manquerait quelque chose à notre perception de l'esprit fin de siècle sans la connaissance des débats qui agitaient alors une floraison de revues. Comme à toutes les périodes de bouillonnement intense, elles furent le véritable creuset des aspirations artistiques et intellectuelles du temps. Manifestes, écrits théoriques, enquêtes, témoignages : ces textes, dispersés dans les périodiques de l'époque et donc d'un accès difficile, forment la matière du second volume, La Belgique artistique et littéraire, où ils sont avec beaucoup d'à propos regroupés et commentés par grands thèmes. Ce qui frappe dans ce foisonnement de la vie intellectuelle au tournant du siècle, c'est une convergence exceptionnelle entre la littérature, la peinture, la musique et l'architecture, un désir de renouvellement qui se manifeste dans tous les domaines artistiques, des arts nobles aux arts appliqués, et unit dans un rejet commun les règles académiques et la société bourgeoise dont elles sont l'émanation. On aurait tort de se représenter les symbolistes comme des esthètes en chambre imperméables aux bouleversements sociaux. Il est au contraire remarquable qu'en cette fin du siècle les artistes les plus novateurs affichent l'ambition de transformer les rapports humains dans le même temps où ils poursuivent une entreprise révolutionnaire sur le langage poétique, musical et plastique. Tandis qu'en France, Fénéon, Vielé-Griffin, Schwob et même Mallarmé ne font pas mystère de leurs sympathies anarchistes, les symbolistes belges sont politiquement engagés, Verhaeren prend position en faveur de Ravachol et Maeterlinck ne lui cède en rien en révolutionnarisme agressif. L'explosion des arts graphiques, les rythmes follement curvilinéaires de l'Art nouveau et la renaissance des arts décoratifs sont eux-mêmes tributaires du contexte politico-social autant qu'artistique : dans le sillage de William Morris et des Arts & Crafts anglais, il s'agit de rendre l'art accessible à tous, par un embellissement du quotidien. Transformer le monde et changer la vie, cela ne vous rappelle rien ?
Thierry Horguelin