Emmanuèle SANDRON
Le Double fond
Avin
Editions Luce Wilquin
collection Hypatie
1997
176 p.
Histoire(s) de vie, d'amour et de livres
Emmanuèle Sandron a placé en épigraphe de son premier roman une citation d'André Maurois : « Je vivais dans les livres et ne pouvais comprendre que l'on fût différent de moi. » Cette phrase, bien plus qu'une simple référence, construit le texte en se répandant dans ses soubassements, en en architecturant le (double) fond. Elle génère aussi de nombreuses lectures, de multiples sens quant au rapport de la vie et de la littérature. Nous nous contenterons de souligner qu'en tant que lecteur, il nous plaît de constater que la littérature peut encore être une question de vie et d'amour, dans un monde où trop souvent on ne considère plus le livre que comme un produit de consommation courante. Pourtant Le double fond commence comme une histoire d'amour banale, une histoire comme nous en connaissons tous : une rencontre sur un lieu de travail (une société de traduction) entre un homme et une femme ordinaires. Il la trouve très belle même si ses collègues ne partagent pas son avis. L'amour s'installe donc. Ils habiteront ensemble puis s'aimeront un peu moins. L'homme (le narrateur) croit que pour aimer totalement l'autre il faut le/la connaître parfaitement. A cette fin, il invente l'érographe, une machine électronique qui décrypte tant bien que mal les rêves. Il la branche sur Estèle, la femme qu'il aime. Il l'en aimera moins. Non par ce qu'il a pu apprendre, juste parce qu'il s'est approché trop près d'elle. Il a oublié qu'il nous faut laisser à l'autre une part irréductible à nous-mêmes, rester deux, ne pas chercher à devenir un.
Comme Emmanuèle Sandron n'écrit pas un conte fantastique mais un roman d'amour, elle ne perd pas son temps à paufiner la description de l'érographe, à le rendre crédible. Celui-ci n'est qu'une étape de la machination, de l'épreuve initiatique qu'est en train de vivre — sans le savoir — le narrateur. Estèle s'éloignant de lui, il plonge dans son abondante bibliothèque, veut tout en lire. En est possédé. Il y découvre un double fond et un livre. Le livre. Nous n'en dirons pas plus. Il prend aussi une maîtresse, Rénaldine, qui vit dans le même rapport passionnel, essentiel à la littérature qu'Estèle. L'homme sera pris dans les rets des deux femmes, dans/par ceux de la littérature. Pour lui, il sera trop tard, il a compris, comme nous le comprenons parfois (mais nous cherchons à l'oublier), qu'à cause d'elle « nous fouillons trop loin dans nôtre âme, nous ne nous reconnaisons plus, nous ne nous aimons plus ! Nous sommes voués à la solitude. A cause d'elle, nous ne pouvons plus vivre, et nous ne pouvons plus vivre que par elle ! »
A l'image de ses personnages tout de livres constitués, Emmanuèle Sandron a écrit son roman avec ceux qu'elle a lus (ceux de Duras, Mertens, Verlaine)... Comme le fait chaque écrivain d'ailleurs, nous le savons depuis les théories de l'intertextualité. Mais l'auteure le réaffirme, le fictionnalise. Assume donc pleinement son être de femme de lettres.
Michel Zumkir