Philippe JONES
L'angle de vue
La Différence
Paris
1997
128 p.
A distance
Poète et historien de l'art, Philippe Jones aime à prendre du recul : aussi bien dans ses écrits sur l'art que dans de brefs récits. Sa tenue et sa retenue le feront passer pour distant aux yeux de certains. Mais cette distance est avant tout celle qui, de toute éternité, se creuse entre aujourd'hui et hier, ou pour reprendre cette image chère à l'auteur, celle « d'un horizon qui ne cesse de reculer ». Dans Signes ou traces, Jones revient à un genre qu'il connaît bien : la défense et l'illustration des beaux-arts tels qu'ils ont évolué depuis deux siècles. Cependant, rien ne remplace décidément le contact direct pour restituer la personnalité d'un artiste. En effet, à peine venait-il d'accéder aux fonctions de conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-arts, que Jones fut amené à présenter une conférence de Salvador Dali à Bruxelles, en 1962. Le génial Catalan allait discourir sur le thème « Rembrandt était-il aveugle ? » Au delà des paroles extravagantes prononcées par le maître de Figueras, Jones se rappelle encore ses moindres faits et gestes en coulisses, ce qui nous vaut un portrait à la fois saisissant et fidèle à l'original : aussi pathétique que comique.
Dans un autre souvenir personnel, qui remonte à 1951, Jones fait sienne une méthode d'approche — et une manière d'observation — des arts d'Afrique noire qu'il doit à l'ethnologue français Marcel Griaule. A la lecture de ce texte, je gage que le respect de l'autre dans toute son altérité, dicton indigène à l'appui, fera grincer des dents aux apôtres d'un multiculturalisme sans couleur. Pour en rester au siècle actuel, Jones n'a pas tort de pointer en Marcel Duchamp le fauteur de troubles le plus marquant en matière de création artistique. En ce qui concerne René Magritte, il propose une lecture des images à l'aune de l'hypertrophie, du surdimensionnement de certains objets. Jones procède également par comparaison entre mouvements artistiques d'avant-garde : là où l'impressionnisme et le cubisme essuyèrent le refus du public, le dadaïsme et le surréalisme se refusèrent à lui. Habitué aux grandes expositions, Jones constate que ce siècle aura été par excellence exhibitionniste, à l'instar de l'hystérie qui préside aux enthousiasmes de façade dans les salons d'art actuel. Rétrospectivement, l'ancien titulaire de nos musées nationaux déplore la politique de saupoudrage des subventions publiques en matière d'acquisition d'œuvres d'art, subsides accordés selon l'appartenance — l'équilibre ? — locale de tel ou tel artiste, au détriment de la qualité des œuvres et des tendances où s'affirme une époque.
Dans la suite des dix-huit récits que publie La Différence, Jones préfère parler d'angle plutôt que de point de vue. Question de discernement, d'étendue du champ d'observation ? Jones se montre mille fois plus ébloui par un jeune Africain qui lui fait découvrir, en toute simplicité, des peintures rupestres, que dans un congrès ou un colloque international. Et c'est quand il délaisse les références érudites qu'il nous fait entrer au cœur de l'émotion. En ce sens, deux de ces récits m'ont paru plus touchants : L'enfant du paradis et Les racines de l'orage qui confine à la fable. Une sorte de désillusion habite aussi L'angle de vue ; elle affleure avec insistance dans ce constat qui, pour amer qu'il soit, n'en est pas moins parole de poète : « Combien d'hommes ne courent-ils pas après leur propre vie pour savoir ce qui les attend ? »
Philippe Dewolf
Philippe JONES, Signes ou traces. Arts des XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997