James ENSOR
Vive l'art vivant !
précédé de Dans le grenier d'Ensor par François Weyergans
Editions Séguier
Paris
1997
74 p.
Ensor écrivant
Emile Verhaeren, qui a si intelligemment rendu hommage aux talents multiples de James Ensor1, soulignant la manière quasi littéraire de son art, l'appela tour à tour « peintre littéraire » ou « poète de la couleur ». Mais à celui qui troquait parfois le pinceau pour la plume (une plume « superlificoquentieuse »), il prêta aussi un « style fermenté » comparable au « fourmillement des bulles » d'un excellent Champagne.
Ensor lisait. Il aimait, entre autres, Cervantès, Rabelais, Baudelaire et Poe. On ne s'en étonne pas. On découvre sans plus d'étonnement (bien qu'Ensor ait toujours été économe en hommages), une allusion émue à Georges Eeckhoud au hasard d'un texte. Ensor avait une opinion sur la langue. Il revendiquait son style « aigu et chargé », assez proche par delà les années de la poésie d'un Verheggen ou de la prose de Noël Godin. Il écrivait hirsute, multipliant les adjectifs et les mots inventés, pour « embêter le bourgeois », « enrager le doctrinaire massif » et « enguirlander le pion ankylosé ». Il vilipendait les « Mais grossiers », les « Car rapetissants », les « adverbes de quantité matériels au possible ». Il plaidait enfin pour une langue « filtrée aux sources nouvelles et intarissables des émotions ». Les Editions Séguier nous donnent aujourd'hui l'occasion de savourer quelques-unes des truculences littéraires de James Ensor. Il s'agit pour la plupart de textes de circonstance, rédigés alors que le peintre avait atteint l'âge mûr, voire canonique (Ensor est mort à l'âge de quatre-vingt-neuf ans). Ils conservent cependant toute l'intransigeance de la jeunesse. Ensor y raille, conspue, ironise, corrigeant toujours l'éloge d'une égratignure et rattrapant d'un coup d'humour ses propos franchement injurieux. Nul n'est épargné. Pas même les compagnons de route, comme Khnopff ou Van Rysselberghe. Aucun mouvement, aucun groupe ne reçoit la moindre adhésion. Ensor est le seul pur, le vrai fantaisiste, évoluant en liberté hors du pays de maboulie au mépris des suiveurs. Et ni l'Ostende d'alors, plus sombre et pittoresque à la morte saison, plus tonitruante au temps de carnaval, plus artistiquement cultivée à la belle saison, ni le bouillonnement intellectuel de l'époque ne peuvent suffire à expliquer la hargne toute « ensoréenne » (le mot est de l'intéressé) qui vibre en ces pages. Contre quoi crie-t-il « Haro ! Haro !! Haro !!! » ? Contre ses confrères, on l'a compris (« Maîtres guillotins de la peinture » méprisant « toute trouvaille non estampillée française »). Contre les écoles, les censeurs. Contre les architectes surtout (« vagues séquelles de ratés aux mains mortes »), qui commençaient à terriblement bétonner. Qu'avoue-t-il aimer (fait plus rare que le précédent) ? Certains paysages belges (surtout s'il s'adresse à un Français, et même si ce dernier, Ministre, vient de lui décerner la cravate de la Légion d'Honneur). Ostende. L'amour et les fêtes populaires. Le « choc des bombes » dont jaillit la lumière. La peinture et la littérature en particulier. Lui-même en général, voyant désireux de dépasser la vision.
Je m'en voudrais de laisser la préface de côté. François Weyergans s'y applique à tourner élégamment autour du pot. Mais il souligne aussi avec acuité, par exemple, en évoquant le goût du peintre pour les masques, ses incessantes parties de cache-cache quand il se mêle de prendre la plume. Il est vrai qu'il est parfois difficile de déceler, entre les lignes d'Ensor, la part de l'intérêt et de l'indifférence, de la misogynie et de son contraire, de la haine et de l'enthousiasme. Les sept textes du recueil sont précédés des réponses de James Ensor (c'était en 1921, il avait soixante et un an) au questionnaire de Marcel Proust. Relevons-en trois ou quatre pour finir. A Mon rêve de bonheur : « Blesser les philistins avec une mâchoire de chameau ». A La fleur que je préfère : « Le lys greffé sur pissenlit ». A Comment j'aimerais mourir : « Comme puce écrasée sur blanc sein de pucelle ». A Ma qualité favorite : « L'illusion du grand ».
Françoise Delmez
1. A cet égard, il faut signaler, édités et présentés par Paul Aron chez Labor dans la collection « Archives du futur », les volumineux Ecrits sur l'art d'Emile Verhaeren. Quelques belles pages y sont consacrées à Ensor.