Jean-Claude PIROTTE
Cavale
Paris
La Table ronde
1997
168 p.
Sommes-nous au monde, Tanagra ?
« Ce que l'on sait n'est rien, ne vaut rien, mais il s'agit toujours de réapprendre l'ignorance. »
Jean-Claude Pirotte parlait depuis longtemps du récit qu'il désirait consacrer aux années de sa cavale à travers la France quand, paré du « lustre douteux de l'erreur judiciaire », il s'était refusé à purger sa peine d'emprisonnement. Il l'avait évoqué dans divers livres comme Le Voyage en automne1 et s'en était entretenu avec nous lors de son passage à « La Boule qui lume » de Charleroi 2. Tant d'obstacles semblaient entraver la parution de Loin des geôles puisque tel était, à l'époque, le titre de l'ouvrage ! On ne savait pas au juste s'il s'agissait de prosaïques retards d'impression, de la crainte des remous qu'un tel brûlot pourrait provoquer ou de difficultés d'écriture... Mais Cavale est arrivé, et l'on voit bien que les fils de cette aventure-là furent compliqués à nouer (ou, comme le dirait Pirotte lui-même, à dénouer). Car c'est peut-être le sens d'une destinée qui s'esquissa au moment où fut prise la décision de l'exil. Le choix de la liberté et de la précarité marque en effet l'entrée de Jean-Claude Pirotte en littérature. D'ailleurs, même à l'heure de la relative sédentarisation de l'écrivain, l'œuvre semble ne plus jamais se départir du sceau de l'errance, sous toutes ses formes.
On aurait été surpris de voir Pirotte attaquer par le menu les péripéties juridiques de son aventure et se prêter à des justifications forcément minables. D'emblée, il élude, invente, brouille les pistes et renonce à avouer autre chose que son impuissance à écrire. C'est derrière ses sensations anciennes, ses souvenirs émus, les présages d'une future mélancolie que cavale en fin de compte le narrateur de ce roman où l'exil est davantage envisagé comme une donnée existentielle que géographique — comme toujours chez Pirotte. C'est d'ailleurs un motif récurrent dans son œuvre (souvent exprimé par une femme et sur le ton du reproche) : tu réécris sans cesse le même livre ! Mais que se passe-t-il dans Cavale ? Le narrateur a devant les yeux un vieux carnet de notes. Il pense d'abord pouvoir, moyennant quelques ajouts, retraits et parenthèses, en tirer un roman. Très vite, effrayé par les difficultés de son entreprise, confronté à son penchant pour l'esquive, il se donne l'air de ne pas y toucher.
Cependant passent des visages amis, s'ébauchent de rocambolesques conversations de bistro, à Tourcoing, à Thonnance-les-Joinville, là où la fine impose à l'esprit l'idée de la rondeur des gorges et de la vérité de l'amour. S'élaborent mille (foireux) projets d'évasion, et le lecteur finit par ne plus savoir s'il se trouve en présence d'un innocent pervers ou d'un mauvais coupable. « (...) il faudrait décerner des félicitations, et accorder la liberté, à ceux qui s'évadent. » La cavale est abordée, de plus en plus, comme un véritable « genre » littéraire. A rebours, ce style, si cher à Pirotte, se répand sur la vie. Tout un arsenal de clichés liés à l'existence des malfrats (difficile de décider s'il s'agit de voyous à la petite semaine ou de grands maîtres de la cambriole) se trouve convoqué. Il y a un plaisir enfantin à vivre cette aventure, exactement comme si on la jouait.
Le roman commence par alterner de façon systématique le passé, avec les extraits du carnet de cavale, et le présent, à la rue des Remberges ou à Paris. Mais le présent, déjà, corrige, émousse et se gausse du passé. A son tour, il entreprend des voyages. La petite cloche de Sorbonne appelle Villon, Mac Orlan, des souvenirs antérieurs à l'exil. Un nouvel amour phagocyte le récit avec ses bras de nénuphar, et le lecteur, en proie à des couches géologiques de plus en plus nombreuses, de véritables « plissements hercyniens », renonce bientôt à les dater avec précision. Qui est Tanagra ? Est-elle la destinataire de la magnifique lettre d'amour des pages 139 à 157 ? Où inscrire l'« intermède catalan » ? Quel est ce « tapis » parisien où Kani, Hadjik et Roger l'Arménien n'auraient pas dû s'attarder ? Et qui est Hadjik ? Peut-être Jean-Claude Pirotte n'avait-il jamais à ce point donné voix à l'impuissance, et ne l'avait-il autant laissé « diriger » son travail. Le résultat en est émouvant comme toujours, mais bancal et baroque, chatoyant de mille feux, baigné de mille ombres diverses. Soumise à l'épreuve du doute, la conscience s'effeuille et se libère. Le livre, peu ou prou, est « abandonné » sur un lit d'amour, derrière un bouquet d'arbres en Ardennes, laissé au secret d'un appartement de New York... La question se pose alors de savoir, devant tant de désinvolture élégante, si la dernière barrière s'est levée, et la camarde pointe le bout de son museau. Pourtant, la pensée de la mort est immédiatement associée aux émotions de jeunesse, à « la floraison des bruyères, un matin de brume rayonnante, aux confins de l'enfance et de la terreur ». Très justement, l'obsession de la fin est envisagée comme symptôme d'une passion, de la passion même, comme l'espoir désespéré de l'absolu, et l'œuvre pirot-tienne, en sa mélancolie, entame déjà son prochain tour de piste.
Françoise Delmez
1. Editions de La Table ronde, Paris, 1996.
Voir Le Carnet et les Instants n° 94