Le XVIIIe siècle français au quotidien
(textes tirés des mémoires, des journaux et des correspondances de l'époque)
édition présentée par Roland MORTIER
Bruxelles
Complexe
2002
710 p.
« Choses vues » au dix-huitième
Ce livre a fait son miel du meilleur de mille autres, mémoires, autobiographies, journaux intimes, récits de voyage laissés par quelque bourreau de Paris, par un ancien berger analphabète devenu professeur d'histoire, par la femme de chambre de Madame de Pompadour, par un typographe, par un compagnon du tour de France — voix obscures aux côtés d'autres, illustres : Casanova, Diderot, Saint-Simon, Rousseau, Restif, le prince de Ligne ; tous convoqués par un lecteur boulimique, Roland Mortier, pour nous « montrer le XVIIIe tel qu'il s'est perçu lui-même... » Évidemment subjectif et disparate (tel est son charme), ce kaléidoscope chahute quelques idées reçues sur le siècle des Lumières : voici des philosophes qui, remarque l'éditeur, se réservent « la parole de vérité qu'il serait vain et périlleux de répandre largement » ; voici un catholicisme dont l'unité est minée par des jansénistes que Saint-Simon dénonçait comme de dangereux républicains ; voici un pouvoir royal longtemps réputé absolu en butte aux intrigues de la plus haute noblesse. Mais voici surtout le quotidien du siècle. Tantôt justement indigné : la cherté du pain soulève des émeutes populaires, on présente à la table du roi du pain de fougère — voilà, sire, ce dont se nourrissent vos sujets ; Olympe de Gouges, dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), appelle ses consœurs à la révolte ; le Tableau de Paris de L.-S. Mercier s'encolère, sous la rubrique « Affiches », de ce que « des particuliers qui savent le latin, le français, l'allemand, l'anglais, l'histoire, la géographie, les mathématiques » n'aient point de pain ; le maître des hautes œuvres ne répugne pas toujours à de basses et horribles besognes ; un curé d'Orléans envoie au gibet deux de ses paroissiennes entendues dans le secret de la confession. Tout n'est heureusement pas de cette encre noire. La disparate des jours s'offre à qui butine à travers le dictionnaire alphabétique (aérostats, anglomanie, Bastille, clochards, gouttières, hygiène, réverbères, etc.) ordonné par Roland Mortier. Puanteur du jardin des Tuileries où « tous les chieurs se rangeaient sous une haie d'ifs ». Coquetterie de Parisiennes qui « se font teindre des veines bleues afin de faire croire qu'elles ont la peau si fine qu'on distingue leurs veines à travers ». Goinfrerie de Crébillon fils faisant passer « cent douzaines [d'huîtres] sans crever » à l'aide de lait chaud. Inconfort d'auberges où « les lits français sont si hauts qu'on est parfois obligé d'y monter à l'aide d'un escabeau ». Tentative loufoque, menée par Casanova, d'hypostase (une œuvre de régénération — sic) de la crédule, trop crédule Madame d'Urfé. Service déplorable et grognon assuré par les commis de la bibliothèque du roi : « Les livres les ennuient et ils ne vous les donnent qu'en rechignant ».
Tout au contraire, ce livre-ci, tout plein de « choses vues » bigarrées, glanées par un grand dix-huitiémiste, assure notre plus vif plaisir.
Pol Charles