Ramon PRIMO
Le prix de l'argent
Bruxelles
Laura Jo Editions
2004
85 p.
Une écriture
L’invention de la langue, le récit dans tous ses états, le monde d'aujourd'hui, l'exploration des limites de la fiction… : tels sont les critères que s'est fixés Laura Jo Editions, nouvelle maison d'éditions animée par Eric Durnez. Le premier livre publié, Le prix de l'argent de Ramon Primo, paraît d'emblée accomplir ce programme. Il s'agit en effet d'un texte assez radical, tant dans son propos que dans son fonctionnement rhétorique. Un homme, jeune encore, s'y raconte — mais le terme est faible, et partiellement inexact : il ne parle que de lui, que d'un je qui s'expose à chaque paragraphe, mais il raconte fort peu ; en fait, il prend la parole, il rompt le silence, et c'est comme une manière d'un peu exister, de manifester sa présence au monde. Car il n'est presque rien, celui qui, désormais, ne peut plus se taire : il aime un homme, qui ne l'aime pas, mais le paie — très cher — pour vivre avec lui — c'est-à-dire souvent pour l'attendre, pour être l'objet de son bon plaisir. Et c'est bien ce qu'il est : une chose, achetable, dispensable, oubliable, décorative et décorable : il ne le nie pas, il l'assume, il aime l'argent, les bijoux à ses doigts, la Cartier au poignet, les vêtements ; il n'écrit pas pour se plaindre de sa condition, il dit le sens que sa vie n'a pas. Il s'adresse d'abord au père absent — lui écrit une lettre de colère rentrée, glacée — puis à d'autres, à nous peut-être. Mais il n'attend rien de personne — car il n'y a rien à attendre : il n'y a que l'amour vain, les violents corps à corps et les mensonges, la fiction. Effectivement, puisque, pour le narrateur, être ce qu'il est c'est n'être rien, il ne lui reste plus qu'à jouer de ce manque d'identité, qu'à s'efforcer d'en tirer parti : aussi change-t-il à son gré son prénom et patronyme. C'est évidemment un jeu qui est signifiant au premier degré, puisque le narrateur se fait appeler Colère, Pierre Muraille, Nicolas Frayeur : ce pourrait être une façon pour lui d'exprimer qu'il n'existe que par les sentiments qu'il éprouve ou qu'il inspire — qu'il n'a dès lors d'autre état civil, d'autre raison sociale que ses émotions, que son ressenti. De même le personnage du riche amant est suffisamment présent à travers ce que ressent le narrateur à son égard pour se passer d'un nom crédible — dans son cas, s'appeler Richard Duchâteau, ça ne s'invente pas ou ça ne s'invente que trop. D'autre part, le brouillage des identités participe encore de la singularité d'un récit qui s'avère aussi éloigné de la fiction réaliste que de l'autofiction. Dans un dernier très bref chapitre, le récit bascule à la troisième personne. Le personnage, Rémy cette fois, y est évoqué « seul et sans passé, devant la porte fermée » derrière laquelle un homme l'attend. Une boucle s'est bouclée, qui fut aussi un parcours âpre, sans concession, où l'auteur ne s'est embarrassé ni de dialogues ni de scènes à faire. Enonçant des faits bruts, Ramon Primo s'attache plus longuement à leur signification. Il montre le narrateur essayant de se comprendre, d'analyser ses contradictions. Il écrit sec, découpant sa matière en fragments et recourant fréquemment à l'ellipse. Il ne cherche pas à plaire ; ce n'est pas la sensualité qu'il veut traduire, mais un amour d'écorché.
Laurent Robert