Jean STENGERS
Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918
t. 1 : Les racines de la Belgique jusqu'à la révolution de 1830
Bruxelles
Racine
2000
342 p.
Les raisons de la colère
On connaît la célèbre envolée de Chateaubriand : « Lorsque, dans le silence de l'abjection, l’on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. » Toutes proportions gardées, il y a dans l'entame du livre Les racines de la Belgique de Jean Stengers — premier tome d'une Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918 — un ton qui s'inscrit dans le sillage de l'âpre et péremptoire mission dévolue à l'historien par l'auteur des Mémoires d'outre-tombe. Avec l'exaltation dramatique en moins, comme il sied à la démarche historique, mais une ferme volonté de redorer l'image d'un passé considérée comme particulièrement malmenée. Aux dires de son auteur lui-même, en effet, cet ouvrage est né d'un mouvement de colère devant « l'énormité des bêtises » écrites ici et là à propos des fondements historiques de la nationalité belge. Quelques-unes sont rappelées, dès l'introduction : la Belgique est « dans un certain sens, un Etat sans âme », où une « conscience nationale n 'est apparue que sporadiquement » (Luc Huyse, dans De Morgen, 7 décembre 1995) ; elle « n'a été vraiment une nation que pour une frange assez faible de sa population. » (Claude Javeau, dans Le Soir, 14 mars 1998); elle « est née grâce à la résistance de quelques hommes et est restée en vie par l'apathie de beaucoup » (Derk Jan Eppink, dans De Standaard, 22 juillet 1995); elle a une histoire « assez réduite : qu'est-ce que c'est 150 ans ? » (interview de Luc Rosenzweig, ancien correspondant du Monde en Belgique, dans Le Soir illustré, 10 mars 1999) ; elle « a été infligée aux Wallons et aux Flamands par les autres » (interview d'Hugo Claus dans Le Monde, 28 octobre 1997). Voilà, estime Jean Stengers, autant de jugements de valeur qui ne résistent pas à l'action réparatrice de l'histoire, cette maîtresse de vérité. Et le professeur émérite de l'Université libre de Bruxelles de se lancer dans une exploration méthodique de notre passé, jalonnée d'une multitude de sources qui s'emploient toutes à étayer une thèse défendue sans faiblir : oui, un sentiment national belge a bel et bien existé, et ce dès la révolution brabançonne de 1789.
Pas question cependant pour l'historien d'en revenir aux vues belgicistes d'un Pirenne faisant de l'Etat bourguignon l'ancêtre de la Belgique et décelant entre les principautés du Moyen Age finissant une inéluctable dynamique de rapprochement. Il n'empêche qu'une « conscience commune », héritée d'une même appartenance politique, était en train de voir le jour dans les Pays-Bas du XVIe siècle avant que les guerres de religion ne la dissolvent durablement. Après la scission des XVII Provinces, elle resurgira néanmoins bon an mal an dans les régions du Sud restées catholiques. Mais c'est après que « nos provinces » soient passées en 1713 sous l'autorité des Habsbourg d'Autriche — et surtout à l'occasion de leur soulèvement contre Joseph II en 1789 — qu'une conscience nationale plus nette s'affirmera.
« La révolution dite "brabançonne" (...), écrit Jean Stengers, on peut la considérer, sans aucune réserve, comme une révolution belge, car elle débouche sur l'indépendance d'un pays qui est déjà, au plein sens du terme, la Belgique. » Ses habitants se disant « Belges », elle préfigure, poursuit-il en substance, la Belgique de 1830, tant du point de vue territorial qu'en ce qui regarde le sentiment national. Du reste, l'Etat temporaire créé en 1790 par les partisans de Vonck et de Van der Noot portera le nom symptomatique d’Etats Belgiques-Unis : le vent d'Amérique avait donc inspiré une révolution qui se terminera cependant par un lamentable fiasco. On rétorquera, et certains ne s'en sont pas privés depuis la parution du livre, que cette façon de considérer la révolution brabançonne comme l'événement fondateur de l'identité belge fait fi de la principauté de Liège, laquelle représentait tout de même un tiers de la Belgique actuelle. Objection à laquelle l'auteur répond en faisant valoir qu'en 1643, lorsque Louis XIV succède à son père, le futur Hexagone « ne comprend ni Arras, ni Lille, ni Strasbourg, ni la Lorraine, ni la Franche-Comté, ni la Savoie, pas plus qu'Avignon, Nice ou Perpignan ». Est-ce une raison suffisante pour affirmer que le pays à la tête duquel accède le Roi-Soleil ne peut répondre du nom de « France » ? En fait, c'est l'incorporation des Liégeois dans l'ensemble politique français (1794-1814) comprenant aussi les Belges, en l'occurrence la République et l'Empire français, qui explique leur participation bien connue à la révolte contre Guillaume Ier et la naissance de leur fibre patriotique pour le nouvel Etat en gestation. Ce à quoi ceux que la démonstration de Jean Stengers ne convainc pas — François Perin en particulier — répondront que des drapeaux français étaient arborés à Liège, Verviers et Namur au cours des journées de septembre-octobre 1830. Quant à la naissance de l'Etat belge lui-même, on ne peut ignorer que l'Angleterre y joua un rôle déterminant... Bref, le savant rigoureux et l'homme de conviction se côtoient dans Les racines de la Belgique. Face à son objet d'étude, Jean Stengers ne se cantonne manifestement pas dans une neutralité frileuse : qui s'en plaindrait ?
Henri Deleersnijder