Patrick ROEGIERS
La géométrie des sentiments
Seuil
1998
256 p.
Trois questions
« Qui sont ces personnages ? Qu'attendent-ils ? Pourquoi se taisent-ils ? »
Trois questions auxquelles, dans son dernier roman, La géométrie des sentiments, Patrick Roegiers soumet neuf portraits de couples, signés Van Eyck, Titien, Pierre-Paul Rubens, James Ensor ou encore Edward Hopper. Trois questions qui viennent trop rarement à l'esprit lorsque l'on se perd, devant un tableau de maître, ancien ou moderne, dans la pure contemplation des formes, de l'harmonie des couleurs, des effets de clair-obscur, de la science des proportions, sans se préoccuper des personnages mis en scène. Trois questions qui, dès que posées, ouvrent une dimension supplémentaire à notre lecture de l'image et nous laissent supposer qu'en amont et en aval de l'instant immortalisé par le peintre, il y a eu palpitations et palpations, désirs, jalousie, passion, bonheurs simples, coïts bestiaux, coups durs ou bas, deuils, moments de fougue, de tendresse, de relâche, de lassitude, bref qu'il y a eu vie.
A l'instar de Perec, Patrick Roegiers nous donne à admirer quelques pièces de son cabinet d'amateur. Son entreprise (qu'on oserait à peine qualifier d'oulipienne tant l'expression semble courue...) d'épuiser neuf chefs-d'œuvre du patrimoine artistique occidental offre au lecteur un modèle d'appréhension et de compréhension de la peinture tout à fait original, où se mêlent érudition et interprétation fantasmatique. Roegiers ou « La vue mode d'emploi»... Plutôt que par l'élaboration d'une supercherie dont nous nous ferions les victimes consentantes, l'auteur ferre notre attention par son souci permanent de l'exhaustivité : non content de nous ballotter sur cinq siècles, d'Anvers à New-York, en passant par Ostende, Londres et Venise, Roegiers dresse méthodiquement l'état géographique, socio-économique et démographique des lieux visités, il mentionne toutes les dates, n'élude aucun détail biographique, aucune anecdote, décortique toponymes et patronymes, circonscrit chaque œuvre dans le contexte événementiel de sa production, explicite la démarche et la technique de chaque peintre. Comme Van Eyck, Roegiers préfère «œuvrer non avec les mains mais avec la tête ». Qu'on ne s'effraie pas : précision ne rime pas ici avec lourdeur. Roegiers a l'énumération aisée, l'allitération jubilatoire, le palindrome récurrent, l'amour de la digression et le vice de la forme. Armé d'une palette lexicale aussi multiple et nuancée que la palette picturale des artistes qu'il a sélectionnés, il nous donne à entendre dans ce roman (à facilités, qu'on se rassure...) le flamand du quinzième siècle, l'italien renaissant ou encore l'anglais branché des seventies. Les registres flamboient et s'épousent, en conséquence de quoi, sur plus de trois cents pages et sans faiblir, ça archaïse, ça latinise et ça argote ferme.
« Et les sentiments dans tout cela ? » me demanderez-vous ? Ils sont omniprésents, bien sûr entre ces êtres aimantés plus ou moins positivement. Certains couples, comme les époux Arnolfmi de Van Eyck, évoluent sur des parallèles dont le destin, on le sait, est de ne se rejoindre jamais. D'autres préfèrent prendre la tangente de l'inertie conjugale grâce à quelque plaisir de substitution (lire à ce sujet le savoureux et très british chapitre intitulé « Manuélisme rural »...). Quelques rares privilégiés sont reliés par une même droite, que seule la mort viendra briser.
Neuf regards posés avec tendresse et ironie sur neuf histoires. Regard neuf qui redéfinit, à travers un récit spéculaire, la juste position du peintre devant son modèle, du spectateur devant l'œuvre d'art, du lecteur face au texte.
Un bien beau traité en somme, qui nous rappelle cette définition de Man Ray, déjà citée par Patrick Roegiers en épigraphe d'un autre roman : « L'artiste est le seul savant vrai ».
Frédéric Saenen