Etienne ETHAIRE
La langoureuse
Bruxelles
Le Somnambule équivoque
2003
135 p.
Hall vs Hall
A ma gauche, Maleea Lori Hall, fille, catégorie poids super plume, volontairement recluse dans une chambre de la maison paternelle à Nevers, mue par une haine furieuse mais raisonnée de son médecin de père. A ma droite, Francis Hall, le père en question, gynécologue portant un culte exaspérant à la vie, et prêt à tout pour arracher Maleea à la mort qui l'attend. L'objet du combat exceptionnel et sans merci qui se déroule devant les yeux du lecteur : le corps de la jeune femme. Ce corps qui, par nostalgie d'un âge d'or de la sensualité et de l'amour, par rébellion refuse d'ingérer, d'absorber, de digérer, de transformer en combustible toute nourriture, et se laisse mourir à petit feu. Ce corps, que Francis s'efforce de rendre à la vie en multipliant les soins médicaux et en tentant de reconquérir — à défaut d'amour — l'affection et la confiance de Maleea, celle-ci ne le maintient en vie que pour pouvoir raconter par écrit son histoire. Ce sont ses mots de femme blessée que suit le lecteur, et ce sont ces mots-là, lucides et batailleurs, qui lui font comprendre très vite qu'il n'assiste ici qu'au dernier round d'un conflit titanesque, à l'issue incertaine, et duquel personne ne sortira indemne.
Premier round. Maleea est le fruit d'un amour de jeunesse entre Francis Hall et Esther Figer. Mais cet enfant, seul Francis le désire : Esther n'accepte de le garder et de le mettre au monde qu'en échange d'une grosse somme d'argent, et à la condition que Francis s'en occupe et le tienne loin d'elle. Puis Maleea grandit, la petite fille sage se dévergonde sauvagement, en même temps que s'affirme son désir de connaître sa mère, désir qui se heurte à l'incompréhension de son père. Dans le deuxième round, Maleea, déterminée, retrouve la trace de sa mère dans la banlieue de Lyon, et se décide à lui rendre une visite de circonstance. Leurs retrouvailles marquent le début de ce que, après coup, la jeune femme appelle la langueur : une passion amoureuse intense, faite de sensualité, de bonheur et d'abandon à l'autre, qui débouche, à la fin du deuxième round, sur un drame. Je n'en dis pas plus, de peur de voler à ce roman le suspens savamment dosé qui en est le ressort ; que le lecteur sache qu'après ce drame il y aura procès, et que le dénouement annonce le début du dernier round, lutte à mort entre ces deux êtres consumés vifs par leurs sentiments. On admettra volontiers, avec la quatrième de couverture, que ce premier roman se distingue de bien d'autres par le fait qu'il ne s'aventure pas dans les terrains marécageux de l'autobiographie. On imagine mal en effet, qu'Etienne Ethaire, un homme de trente-cinq ans, sain d'esprit selon la même quatrième de couv', puisse cacher son histoire sous celle de Maleea Lori Hall. Tout au plus le devine-t-on sous les traits de Tarriel, demi-frère Maleea et maître-des-échecs, tout au plus le piste-t-on dans le culte que l'héroïne voue à l'actrice Juliette Binoche, et dans son goût des voyages, puisqu'enfin, toujours selon la quatrième de couv', échecs, Binoche et voyages sont les passions de l'écrivain. Mais elles sont omniprésentes dans le récit, et y jouent également le rôle d'éminences grises. Maleea et sa nostalgie de la langueur rappellent quelques-uns des personnages à la mélancolie ravageuse interprétés par la Binoche, le voyage intérieur est la raison d'être du récit, et la manière dont le père et la fille bougent l'un après l'autre leurs pièces fait immanquablement penser à une partie d'échecs au sommet.
C'est un livre d'une force et d'une violence réelles que nous donnent à lire les toutes jeunes éditions du Somnambule équivoque, et on ne peut que saluer leur choix, d'autant plus appréciable qu'il est courageux, puisqu'il s'agit d'un premier roman. Le pari me semble gagné : à une écriture fougueuse Etienne Ethaire allie une langue incisive, il mène son histoire avec virtuosité et provoque chez le lecteur un effroi qui perdure bien après la dernière ligne du récit. Plus discutables, à mon sens, sont les choix de mise en page, assez scolaires, et la police de caractère des titres, qui brisent le dynamisme de la couverture. Mais ceci était pour la forme, et n'empêchera pas le lecteur de se réjouir d'une rencontre heureuse entre un jeune éditeur et un jeune romancier.
Pascal Leclercq