Jacques Izoard
La Patrie empaillée — Vêtu, dévêtu. libre.
Préface de Francis Edeline
lecture de Daniel Laroche
Editions Labor
Espace Nord. n° 73
1992
352 p.
Poème bleu, langue bleue
Parcourant lus pages d'un recueil, il arrive au lecteur de poèmes de ne rien chercher qu'une féerie de couleurs, de ne rien désirer que l'emballement fastueux et arbitraire des limites du sceptre lumineux. Il aspire à un univers où se colorent sons et parfums, où chaque mot trouve la teinte idoine sur la palette imaginaire de l'écrivain. Qui n'a perçu, avec René Char - Le rauque incarnat d'une rosé... » ? Et qui n'a cru Paul Eluard nous énonçant que - Les guêpes fleurissent vert » ? En plus d'un regard différent porté sur l'objet, les métaphores inouïes — l'union libre des mots — traduisent une appréhension des signes dans leur concrétude extrême, à cent lieues de l'ornementation gratuite. L'espace de quelques vers s'est imposée une vérité poétique fragile et éphémère, par laquelle s'est altérée la vision commune du réel. Radicalisée par les surréalistes, cette conception de l'écriture ne semble pas étrangère à la pratique du poète Jacques Izoard. Une égale confiance dans le pouvoir des mots et une même liberté dans le jeu qui les anime se font jour dans ses deux recueils aujourd'hui réédités : La patrie empaillée. Vêtu, dévêtu, libre. Il ne faut pourtant pas s'y tromper : s'il peut faire sien le précepte d'Eluard. Izoard se garde bien de verser dans la logorrhée. Des surréalistes, il reconnaît l'inventivité première, non le bric-à-brac de clichés et d'images parfois faciles. En outre, il n'est chez lui qu'une couleur privilégiée, nommée pour tout dire — de soi et du monde :
Un oeil de papier
dort dans l’œil.
L'encre est le corps
dont on sait le chemin.
dont le bleu dit l'absence.
Encre ou veine, filtre par lequel se transcendent lieux et objets, le motif du bleu recouvre dans l’œuvre d'Izoard tous les possibles de la médiation poétique. Il participe. à même l'écriture, de la recomposition d'une réalité toujours-déjà fragmentée, à reconstruire sempiternellement. Et. puisqu'un « lyrisme en charpie peut garder la douceur du bleu -. c'est bien à la métaphore qu'il appartient de tempérer les heurts et les grincements qui ne laissent pas d'influer sur l'esthétique du poète, ni d'en érailler la voix :
Le bleu du bleu déchire l'ombre
ou défend l'incisive ardeur du lien.
du lieu précis et bleu. (...)
Tissée de poème en poème, la mythologie personnelle du bleu ne peut se dissocier du jeu concerté sur la valeur plurielle accordée à la langue. En effet, pour Izoard. la langue-né se limite pas à un code institutionnalisé, ni même à l'instrument d'une poétique. Elle est davantage ressentie comme partie intégrante du corps ; elle est morceau de chair — ce que J.-P. Verheggen définit, non sans virulence, une pièce d'identité viandeuse :
Gonflement de ma joue.
Salire arbalète.
Je frotte la peau
dont je mange l'épidémie.
Éminemment physique, la perception qu'offre Izoard de la langue paraît générer, au cœur du poème, une manière de violence sensuelle, comme s'il incombait aux mots d'émerger au rythme des turbulences du corps, comme s'il leur fallait transcrire la moindre des sensations. Ainsi à l'écoute des soubresauts les plus intimes de l'existence, le poète peut désormais dire le monde en ce qu'il recèle d'immédiat, de quotidien, en ce qu'il semble pouvoir enfin s'apprivoiser :
Bande l'arc de ta langue
et prononce « rêveur », « sommeil ».
dis « jonquille ». crie « cagoule » !
Abandonne ta peau
dans le regard des autres.
Il s'ensuit la mort belle
de ce qui nous unit.
Si elle n'est porteuse d'aucun message ambitieux, et n'a pas de vérité, à délivrer, la poésie d'Izoard ne file pas moins la trame de nos secrètes joies, de nos tensions innommées. Aussi se rend-elle vitale au lecteur attentif, qui comprend, à son tour, que « le poème conduit, confusément, l'ers ce que l'on est. »
Laurent ROBERT