François EMMANUEL
La question humaine
Stock
2000
112 p.
Contre l'oubli
Quelqu'un qui n'a lu qu'un seul roman de François Emmanuel ne pourrait croire, à cause de l'écriture posée (s'énervant ou se poétisant parfois), qu'il est un écrivain obsessionnel : de la musique, du secret, de la mémoire, de la Seconde Guerre mondiale... On n'ira pourtant pas jusqu'à affirmer que, comme certain(e)s de ses collègues de littérature, il écrit toujours le même livre, creuse et recreuse le même sillon — même à des profondeurs variées. Ses récurrences, il les éclate, les déploie différemment d'œuvre en œuvre, en multiplie, diversifie les usages et les sens... comme s'il ne cherchait pas une vérité indéfinie et introuvable mais la modification de soi (personnage, lecteur, lui-même). Ainsi, La question humaine, récemment paru, ressemble, par nombre de ses aspects à La partie d'échecs indiens. Tous deux s'ouvrent comme des romans d'enquête et se transforment, au fil des pages, en livre de quête et de transformation intérieures.
Dans La question humaine, un psychologue affecté aux ressources humaines d'une entreprise multinationale (SC Farb) se voit chargé par le directeur adjoint, Karl Rose, de découvrir pourquoi Mathias Jüst, son supérieur à la tête de la filiale française, se comporte de façon de plus en plus étrange, voire même inquiétante. Au début, tout est fait pour nous laisser croire que nous sommes en plein roman policier et d'entreprise, roman où le psychologue devient un inspecteur nouvelle manière : le récit, tel un rapport d'activité, s'en tient au plus près des faits, on trouve des citations de documents en possession de l'enquêteur ainsi que le résumé de ses entrevues (interrogatoires).
François EMMANUEL
La partie d'échecs indiens
La Différence
1994
réédité chez Stock en mai 1999
réédité chez Labor en juillet 2004
267 p.
On apprend notamment que Karl Rose s'appelait Karl Kraus, qu'il a grandi dans une famille nostalgique de l'Ordre noir et qu'aujourd'hui encore, il est proche de certains groupuscules d'extrême droite ; que Mathias Jüst jouait dans un quatuor avec sa secrétaire, un docteur en chimie et un représentant de commerce licencié par la firme, que son père avait fait partie pendant la guerre d'un bataillon de police collaborant avec les SS... Comme l'écrivain fait en sorte que le savoir du lecteur ne devance jamais celui du narrateur (pour qu'ils parcourent un chemin initiatique identique et que le même travail se fasse en eux ?), relire le roman aide à interpréter les pistes et les renseignements divers, en modifier le sens, voire à les laisser tomber. On ne prendra pas beaucoup de risques d'interprétation en disant qu'il faut entendre dans le titre La question humaine, l'écho de celui de Robert Antelme L'espèce humaine (Gallimard, 1957, rééd. coll. Tel, 1978), qui témoignait d'un séjour dans un camp de concentration et s'interrogeait sur « les limites de l'espèce humaine, sur sa distance à la nature et sa relation avec elle » et concevait « une vue claire de son unité indivisible » (p. 11). La question humaine n'est pas, lui, un livre de l'interrogation ou d'un quelconque secret à découvrir (quoi que l'on soit parfois poussé à le croire) mais un manifeste offensif pour que toujours l'on se souvienne de la Shoah. Que notre famille ait ou non participé, de près ou de loin, à cette extermination unique dans l'histoire du monde (l'auteur en pointe le côté réfléchi, mécanique, scientifique, industriel) ; que l'on soit né de l'autre côté du Rhin ou pas. Les premiers à devoir vivre sans oublier, sont, bien entendu, les personnages de ce roman. Pour cela, François Emmanuel, psychanalyste de son (autre) métier, invente une mécanique subtile, minimale (quelques lettres), efficace, qui agit directement sur l'inconscient. Et qui amènera le directeur de SC Farb à l'enfermement psychiatrique et le psychologue-narrateur à une prise de conscience ainsi qu'à une nouvelle position dans la société, « aux marges du monde » (p. 105). Du monde actuel voué au commerce à tous crins. Serait-ce, aujourd'hui, la seule place possible pour vivre hors de l'oubli ? C'est ce que semble suggérer François Emmanuel, en conclusion de ce livre qui continue à nous questionner, une fois refermé.
Michel Zumkir