François de CONINCK
L'échappée belge
Didier Devillez éditeur
2004
85 p.
L'esprit dans la lettre
Le titre séduit et intrigue : L'échappée belge. Le sous-titre, à la fois précis et mystérieux, aiguise la curiosité : Une promenade entre le sens et la vie, sur les traces de Camille Lemonnier et d'Edmond Picard, de Louis Aragon et de Paul Nougé, de René Magritte et de quelques autres, en compagnie de Pascal Quignard. Cette promenade insolite, proposée par François de Coninck, dessine un arc de L’affaire Camille Lemonnier, qui se déroule en 1888, à L’affaire Louis Aragon, survenue en 1932, et nous invite à scruter le rapport — par essence tendu — entre le droit et la littérature, soit entre la société et l'écrivain. En choisissant l'œuvre de Pascal Quignard, particulièrement le grand livre qu'est Vie secrète, comme fil rouge.
Qui se souvient encore de l'affaire Lemonnier ? En cause, une nouvelle de l'auteur d'Un mâle, publiée l'été 1888 dans le quotidien français Gil Blas sous le titre L'enfant du Crapaud. Un texte emporté, hardi, brutal, qui vaut à Lemonnier d'être assigné devant le Tribunal correctionnel de la Seine pour outrage aux bonnes mœurs. Il choisit comme défenseur son ami Edmond Picard, avocat à la Cour de cassation, ardent ambassadeur des lettres belges. Dans une plaidoirie inspirée, habile et brillante, celui-ci entonne un hymne à notre littérature et à sa superbe singularité. Or, à travers le récit de Lemonnier qui en est une illustration exemplaire, c'est le procès de notre Art qu'on prétend faire, cet art plantureux et matériel (Picard en appelle aussi à Rubens et à Félicien Rops !), qui refuse d'être incorporé à l'art français. Si nous vous admirons beaucoup, nous entendons ne pas être confondus avec vous et nous voulons rester franchement, ouvertement et énergiquement ce que nous sommes : des Belges flamands wallons. Car on peut utiliser apparemment la même langue sans parler le même langage. L'intelligente stratégie et les envolées lyriques d'Edmond Picard échoueront : Camille Lemonnier et l'éditeur de Gil Blas seront condamnés. La justice et la littérature ne se sont pas réconciliées. Mais ce que retient François de Coninck, c'est cette idée que notre identité ne se fond pas dans la langue. Et, de cet écart même, tire une féconde liberté. Dans l'usage même qu'on choisit de faire du langage, on peut chercher à désétrangler ce qu'il a étranglé en nous. On peut fouiller le dictionnaire, éplucher les mots, interroger l'écart entre le sens et la vie. S'éloigner du groupe, désassocier la convention dans la langue, refaire circuler l'esprit dans la lettre.
Autre échappée belge, autre manifestation d'indépendance frondeuse, de dissidence : l'attitude du groupe surréaliste bruxellois, emmené par Paul Nougé, lors de l'affaire Louis Aragon, en 1932. Mais reportons-nous à l'année 1924, lorsque paraît, sous l'invocation Correspondance, une vingtaine de tracts signés Paul Nougé, Camille Goemans ou Marcel Lecomte, visant les milieux littératures français et notamment le groupe surréaliste parisien. Début d'un malentendu qui perce dans la lettre sèchement narquoise que Nougé adressait en mars 1926 à Aragon et que François de Coninck a placée en exergue de son étude : « Mon cher Aragon, par de longs détours il me revient qu'à certaines questions, vous trouviez bon de répondre : "Correspondance", en somme, c'est très "province". Cette manière charmante de marquer les divergences qui se sont manifestées entre nous, n'est pas faite pour nous étonner. Mais nous nous gardons bien de tenir pour "très parisiennes" les démarches de Louis Aragon, ce qui suffirait à nous en dégoûter pour jamais. Croyez-moi, je vous prie, vôtre (Paul Nougé) ». Quand le même Aragon se voit poursuivi, à l'aube des années trente, pour « incitations à l'émeute » que contiendrait son poème Front rouge, le groupe surréaliste français prend immédiatement son parti, André Breton en tête, et envoie un manifeste aux surréalistes de Bruxelles dont l'accord, n'est-ce pas, va de soi.
Or Nougé refuse de le signer, et s'en explique dans La poésie transfigurée : le poète n'est pas au-dessus de la mêlée, protégé par la bulle sacrée de la littérature. Et il n'a pas à s'indigner lorsque la démocratie bourgeoise, qui se réclame si volontiers de la liberté d'expression, aussi longtemps que la poésie reste confinée dans le domaine de l'esthétique, veut la museler dès qu'elle fait irruption dans la vie sociale, affirme sa force subversive et devient une arme redoutable.
Loin de l'apologie exaltée du rêve et de l'inconscient professée par André Breton et ses amis, les surréalistes belges, insiste l'auteur, ne se sont jamais détournés du réel qu'ils traquent, au-delà du visible. Le réel caché, secret, invisible ; le mystère du monde. En attestent les tableaux — et les écrits — de René Magritte, le plus grand inventeur d'images du XXieme siècle, qui n'aura cessé d'être fasciné par l'image manquante, et le combat obstiné que livre notre esprit qui cherche à voir ce que nous ne pouvons pas voir.
Francine Ghysen