Sophie BUYSE
L'Escarbilleuse
Talus d'Approche
« Littérature »
1995
191 p.
Ingénue Proserpine
A peine vient-on de découvrir Sophie Buyse avec La Graphomane (publiée à Toulouse chez Patrice Thierry) que l'on a droit, déjà, à un deuxième roman. S'y expriment une fois encore la jubilation créatrice et l'érotomanie du jeune écrivain. Que s'est-il passé, quelles leçons de vie et quelles métamorphoses depuis Mara-la-Graphomane jusqu'à Marcia-l'Escarbilleuse, depuis la blonde vénitienne jusqu'à l'exil au pays noir ? Peut-être après tout n'est-ce qu'une question de point de vue. Quand l'amoureuse épistolaire s'ingéniait à jouer avec la mort par l'intermédiaire des mots, la petite grappilleuse de charbon, de l'hôpital où elle console à l'académie où elle pose, a la mort sur son épaule comme un manteau d'hiver : « Ce n'est pas elle qui touche la mort, /c'est la mort qui la touche », ainsi parle l'épigraphe.
Car il y a beaucoup de points communs entre les deux romans, et sans doute n'est-ce pas surprenant de la part d'un auteur qui habille et habite à ce point le « sujet » qu'il traite. Si nous avons quitté l'Italie pour ces régions si tristes et si belles du Centre et du Borinage (une jeune Bruxelloise en mal d'exister est venue y faire du bénévolat), nous restons dans un univers constitué de tant de superpositions métaphoriques qu'il finit par ressembler à un oignon (savoureux). Si nous avons délaissé le domaine de la lettre d'amour pour explorer celui de la peinture, nous avons toujours affaire, pris que nous sommes dans un extraordinaire réseau de correspondances, à ce qui fut la tentation d'une somme (la peinture comme art, comme art de vivre, comme thérapie) et qui demeure en tensions, en élans de désir. Ici, chaque objet est l'objet d'une transsubstantiation par le rêve. Les personnages ne paraissent exister que comme modalités diverses d'un même fantasme, mâchés et transformés sans fin par une narratrice qui a bien du mal à s'effacer. Il faut attendre beaucoup (l'amour), et l'avènement de Marcia comme héroïne définitive, pour qu'ils sortent du songe et se déploient dans l'espace. Donc Marcia arrive à La Docherie, près de Marchienne-au-Pont, pour « accompagner » dans leur souffrance les grands malades d'un hôpital. Donc elle voudrait faire le deuil du grand amour (en partie épistolaire) qu'elle a éprouvé pour un grand écrivain. Donc elle rencontre Datura à la morgue, qui lui propose de venir poser le soir dans l'académie où il enseigne. Donc sa vie est art crépusculaire et promenades salutaires parmi les terrils, sous l'œil bienveillant du monstre-Cockerill. (Elle découvre « L'Homme à Moulons » de la Chapelle des Seigneurs, lors d'une escapade à Boussu-en-Borinage !). Enfin elle rencontre Franco, jeune artiste-ouvrier sicilien qui répare sa bicyclette avant de réparer son cœur. Donc, quelques scènes encore de violence, et puis réconciliation finale de l'art, de l'amour et du prolétariat dans la scène de l'usine où Marcia prépare une exposition.
Certaines incohérences m'ont peut-être ennuyée. Les délires esthétiques d'un professeur d'académie m'ont sûrement agacée. Quelque conception de la réalité ouvrière m'a bien fait sourire. Mais subsistent encore l'évidence du plaisir d'écrire sans faire d'économies, la volonté d'aller voir au-delà des surfaces. Au moins, on ne quitte pas L'Escarbilleuse après l'avoir fermée. Me reste encore un regret : celui d'avoir dû la lire dans une édition à laquelle, vu son prix, on ne peut pardonner — fautes d'orthographe, de frappe, de ponctuation et pages qui se décollent — la médiocre qualité.
Françoise Delmez