Jean-Baptiste BARONIAN
Les papillons noirs
La Table ronde
2004
141 p.
Entre chien et loup
A la page 49 des Papillons noirs, Stevens considère deux vieilles dames qui prennent le thé à une table du Métropole et se demande si elles sont jumelles. Ce détail insignifiant en apparence — on pourrait en citer bien d'autres —, c'est un peu l'image dans le tapis du livre. Le nouveau roman de Jean-Baptiste Baronian est en en effet une fiction à double fond peuplée de sosies vrais ou supposés, un faux polar qui cache une histoire de fantômes, comme si Jean Ray s'invitait en catimini chez Simenon. Ces fantômes-là ne doivent toutefois rien au surnaturel. Ils sont plutôt faits des hantises personnelles du héros. De bouffées de passé qui se surimpressionnent au présent en une brève hallucination. De ces moments entre chien et loup où la réalité soudain ne coïncide plus avec elle-même.
L'intrigue tient en quelques heures, assorties d'un épilogue qui fait brusquement basculer les perspectives. Stevens est un détective privé pas très futé, las et sans illusions. Par un après-midi d'hiver il retrouve une ancienne maîtresse, Diane, dans le bistro qu'ils fréquentaient autrefois. Frank, le mari de Diane, a disparu depuis treize jours. Bien qu'elle avoue ne plus l'aimer, elle s'inquiète de cette absence prolongée et charge Stevens de mener une enquête. Tandis qu'ils vont de cafés en brasseries en se remémorant leurs vieux souvenirs, Diane manifeste une conduite de plus en plus étrange. Nerveuse, réticente, élusive, elle balaie chacune des hypothèses avancées par Stevens pour expliquer la disparition de Frank, avant de s'évanouir à son tour dans la foule.
Jean-Baptiste BARONIAN
Une bibliothèque excentrique
Le temps qu'il fait
2004
141 p.
En sous-main, le livre raconte une autre histoire. Celle d'un homme qui croit revoir à tout bout de champ des figures familières dans les passants de la rue, mais ne reconnaît plus son reflet dans le miroir où il envisage sans aménité sa cinquantaine aussi défraîchie que son vieil imperméable. Un ersatz de Bogart miteux, un « cliché vivant », voilà ce qu'il est devenu. Est-ce moi qui change, ou le monde autour de moi ? A quel moment cesse-t-on d'être soi-même pour devenir un autre ? ne cesse de se demander Stevens, alors que la nuit tombe et que Bruxelles se mue insensiblement en une sorte de twilight zone, un intermonde familier et cependant méconnaissable, envahi par les supporters d'Anderlecht qui semblent y jouer le même rôle obscur et inquiétant que les motards dans la Rome de Fellini. Ce glissement vers la fantasmagorie constitue le meilleur d'un livre intrigant auquel on aurait seulement souhaité ça et là une écriture plus tendue. L'écriture, en revanche, est impeccablement ajustée dans Bibliothèque excentrique, qui restera comme un des meilleurs livres, et des plus heureux, de son auteur. On sait Baronian féru de bibliophilie, et l'on sent qu'il est à la fête lorsqu'il s'agit de nous faire visiter son jardin secret. Cette bibliothèque se compose de trente-trois livres singuliers à des titres divers, évoqués en de courts chapitres qui sont autant de médaillons parfaitement ciselés. Le lettré aura plaisir à y retrouver les noms de Léon Gozlan, Albert Glatigny, Gilbert de Voisins ou Fernand Fleuret, mais il fera bien d'autres découvertes. Moissonnant dans les à-côtés de l'histoire littéraire, Baronian ramène dans ses filets des poètes tombés dans un oubli injuste, des polygraphes malchanceux, un manuel pédagogique anonyme du XVIe siècle, Le rôti-cochon, qui se proposait d'apprendre à lire aux enfants en célébrant les délices de la bonne chère, des romans d'anticipation bizarroïdes, une autobiographie fictive de Jack l'Eventreur, le livre renié d'un auteur célèbre (Les Nolépitois, récit de science-fiction de Simenon qui le bannit de sa bibliographie), un pamphlet du compositeur Arthur Honegger sur la musique contemporaine ou le recueil de poèmes d'un cinéaste (Michel Deville). Ce faisant, notre chasseur de curiosités ne prétend pas écrire une contre-histoire de la littérature ni laisser croire qu'il n'exhume que des chefs-d'œuvre inconnus. Et cependant, étayée par un vrai flair de lecteur et une solide connaissance du fait littéraire et de la condition d'écrivain, une conception de la littérature s'affirme ici entre les lignes, qui déplace le centre et rend aux marges leurs lettres de noblesse. Qu'il tire de l'oubli l'obscur inventeur du roman cinéoptique, Alfred Machard, évoque le curieux destin de Max-André Dezergues (longtemps tenu à tort pour un pseudonyme de Simenon) ou se penche, à propos de Julien de la Doës, sur le phénomène des « écrivains intermittents », Baronian trouve toujours le ton juste. Et il a la finesse d'en dire juste assez pour piquer l'intérêt et donner envie d'aller y voir. Un répertoire biobibliographique conclut utilement ce petit livre enchanteur qui se trouvera en bonne compagnie sur nos rayonnages entre Les oubliés et les dédaignés de Monselet et la Bibliothèque tournante de Chaffiol-Debillemont.
Ne quittons pas les rivages de l'érudition sans signaler la dernière livraison du Livre & l'estampe. Elégante dans sa sobriété, imprimée avec soin dans une typographie parfaite (la plus fine note de bas de page reste toujours lisible), cette revue de grande qualité, organe de la Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique, fête ses cinquante ans. L'essentiel du numéro est occupé par le catalogue de l'exposition qui s'est tenue cet automne à l'Albertine pour célébrer ce jubilé. En préambule, Claude Sorgelos livre une étude fouillée sur les revues de bibliophilie en Belgique aux XIXe et XXe siècles. On aurait tort de croire cette publication réservée aux seuls spécialistes et collectionneurs. Tout amoureux des lettres et des livres trouvera son bonheur en butinant les notices précises (qui forment parfois de véritables petits romans), ou en rêvant sur les reliures, les frontispices, les dédicaces et les gravures reproduits en noir et en couleur.
Thierry Horguelin