Gérard ADAM
L'Impasse de la Renaissance
Avin
Editions Luce Wilquin
2001
400 p.
Le métier d'homme
Comment un homme fait-il son métier d'homme ? S'est-il ou non égaré ? A-t-il eu raison ou bien tort ? A-t-il été chanceux ou mal servi par le sort ? A-t-il des excuses ? Est-il à condamner ? Est-il lucide ou aveugle ? N'est-il pas à côté de la plaque, de ses pompes, n'est-il pas passé à côté de sa vie ? A-t-il vu du monde ce qu'il fallait en voir ? Connaît-il la moindre chose de l'état de la société dans laquelle il vit ? Ces questions — et beaucoup d'autres d'ailleurs — charpentent l'aventure humaine. Dans un roman comme L'Impasse de la Renaissance de Gérard Adam, elles n'induisent pas un flot de péripéties mais les contradictions, les tours et détours de la vie même. En somme, il s'agirait de traduire ce qui fait de chacun un velléitaire et un audacieux, un courageux et un lâche, le brillant acteur de son existence et un irréductible raté, proverbialement maladroit.
Militaire de carrière, Martin Daubier traverse une période particulièrement difficile. Sa femme l'a quitté ; il déprime, somatise, n'est soudain plus capable d'assumer sa progression dans la hiérarchie. Il connaît ces heures végétatives où l'on se voit sans désir, sans projet ni ambition. Il se prend à errer dans la ville, à s'y perdre même. Par deux fois, ses pas le conduisent près d'une rue, l'Impasse de la Renaissance, dont tous les habitants lui sont finalement présentés. En fait, c'est un « univers à des années-lumière du sien » qui s'offre à lui dans ce coin de la cité. Plusieurs couples y ont acheté de petites maisons délabrées qu'ils ont rénovées. Ils ne constituent pas à proprement parler une communauté, mais ils partagent une vie culturelle aux formes diverses et, chacun à sa mesure, certains engagements politiques et sociaux. Surtout, ils affectionnent les moments de convivialité, ils sont ouverts et à l'écoute des autres, apparemment sans chichi ni artifice. Sympathisant avec eux, Martin décide de s'installer Impasse de la Renaissance, dans le même temps que l'Armée le relègue à une fonction de « rond-de-cuir » à la « Commission Régionale d'Aptitude ». Peu à peu, le changement s'instille en lui ; insensiblement, Martin se reconstruit, trouve des repères nouveaux et acquiert sur les choses et les gens un regard plus distancié. Une connaissance en entraînant une autre, il est amené par une jeune assistante sociale à réviser son point de vue sur la population immigrée de la ville et ce, dans le contexte d'élections « municipales » à venir où le « FPO, Front pour l'Occident, parti d'extrême droite qui ne cesse de progresser dans les sondages », pourrait s'emparer de la « Mairie ». Quelle que soit la générosité d'intention — qui n'est pas discutable —, cette portée politique du roman paraît justement la moins convaincante. La raison en est la volonté de l'auteur de situer sa narration dans une sorte d'espace d'entre-deux à la fois proche et indéfinissable, reconnaissable par certains aspects mais ostensiblement flou par d'autres. Gérard Adam décrit une ville de province qui aurait l'ampleur et la densité d'une capitale, dans un pays qui n'est pas la France mais qui n'en semble guère éloigné — dans une Belgique jamais nommée, dans une Belgique abstraite et innommable. Dans ce nulle part paradoxal, le lecteur ne se sent jamais ni près ni loin de ce qu'il connaît, et la langue de l'écrivain reflète assez exactement cette ambiguïté : un jeune peut y obtenir « le bac », un « Charles Fouques dit le Foutriquet, président à vie du FPO » y devenir « maire » fasciste, mais les prostituées prennent place dans des « carrées », mais certaines descriptions et certains faits — comme la suppression précipitée du service militaire — sont parfaitement familiers. Tentant de pratiquer, comme le préconisaient les écrivains du Groupe du Lundi dans les années 1930, le gommage et l'évitement des références locales, Gérard Adam souhaite donner à son propos une valeur universelle. Toutefois, il n'est pas sûr qu'à trop abstraire les contextes il n'en érode pas quelque peu la crédibilité — et, après tout, reçût-elle symboliquement le même sigle que le parti de l'Autrichien Jorg Haider, l'extrême-droite n'en mérite pas moins, comme n'importe lequel des maux d'une société, d'être désignée pour ce qu'elle est. Il y a moins de contorsions sans doute dans l'évocation sarcastique des milieux de l'art. Devenu l'amant de Claire, une peintre qui habite elle aussi l'Impasse, Martin se rend dans une galerie où celle-ci doit prochainement exposer. De ne rien comprendre à ce qu'il voit — de sinistres « monochrome(s) » gris —, de n'en éprouver aucune émotion, il sait aussitôt que son amie, avec la modestie et la pureté qui caractérisent sa démarche, ne peut que se fourvoyer en lançant ses œuvres sur le marché de l'art. Mais il faut toute la virulence de Gilles, son voisin journaliste, pour que s'exprime avec des mots le sentiment d'être par avance floué, berné par une fumisterie : « ... l'art ne peut-être que subversif et les artistes des anarchistes. A force d'en explorer toutes les facettes, la ressemblance était devenue esclavage. Ils s'en sont affranchis. Plus question de substrat, il a fallu toucher l'invisible, ce qui exigeait l'adéquation immédiate du perçu et de son expression. Et comme, furieux de manquer tous les trains, les critiques se sont précipités dans la locomotive et ont poussé les manettes à fond, le nouveau, le jamais vu, est devenu le principal critère, et finalement l'unique. L'art a pris le mors aux dents, il s'est mis à courir après sa queue en perdant quelques poils à chaque tour, le discours sur l'œuvre a fini par supplanter l'œuvre elle-même».
Du reste, c'est dans la mise en situation d'un foisonnement de personnages que Gérard Adam s'avère le plus à l'aise, et de fait L'Impasse de la Renaissance comporte une impressionnante série de portraits tout en nuance et en humanité. Chacun a sa part d'ombre, semble nous dire l'écrivain, ses faiblesses et ses grandeurs ; chacun aussi doit mettre au jour une « voie » qui soit « la sienne ».
Laurent Robert