Simenon, l'homme, l'univers, la création
Ed. Complexe
Bruxelles
2002
235 p.
Simenon malgré tout
Peut-on encore écrire sur Georges Simenon ? Des milliers de pages ont sondé l'homme, ses masques et sa légende soigneusement édifiée de son vivant, ses contradictions et ses ambiguïtés, interrogé l'écart entre une personnalité médiocre et une œuvre géniale, longtemps tenue pour réaliste bien qu'elle fût toute nourrie de songes, de rêveries éveillées et de mémoire sensorielle. C'est lorsqu'il prétend se confesser directement qu'il se et nous ment le plus— chacun a relevé le peu d'intérêt de son œuvre autobiographique —, c'est lorsqu'il avance masqué, protégé par sa création, qu'il se dévoile. Anne Richter s'emploie à son tour à lire Simenon « entre les lignes », dans un essai pertinent bien qu'empreint d'une morgue irritante. Simenon malgré lui, car cet homme de tous les excès, cet écrivain pléthorique est paradoxalement habité par le manque, le vertige devant le vide.
Anne RICHTER
Simenon malgré lui
Ed. La renaissance du livre
Coll. Paroles d’Aube
2002
142 p.
Tout se passe en effet comme si l'univers simenonien était doublé d'un monde second, n'affleurant que par moments brefs qui dévoilent fugitivement une métaphysique.
L'œuvre de cet auteur déchiré, comme étranger à lui-même, serait hantée par une quête religieuse, hors de toute religion instituée, d'une harmonie perdue dont elle entretiendrait la nostalgie. Une quête qui se
réalise dans « l'expérience du monde physique », sous la forme d'une extase matérielle ou d'un «somnambulisme lucide», où la sensation devient « mode de connaissance », voie d'accès à une dimension inexplorée de la réalité, à un ailleurs qui est ici, dans la vie même enfin acceptée. Cette harmonie brièvement restaurée, il est humainement impossible de s'y installer à demeure — Anne Richter n'en regrette pas moins le côté « timoré » de l'œuvre de Simenon, les audaces calculées d'un écrivain qui recule au dernier moment devant l'abîme et n'est jamais parvenu à « s'accomplir », au contraire de certains de ses personnages. Elle s'étonne aussi qu'il soit partagé entre la peur et l'envie de se connaître, qu'il multiplie les masques et que ce soit « en parlant des autres qu'il parvient parfois à se définir » : n'est-ce pas le contraire qui serait étonnant, et n'est-ce pas notre lot à tous ? S'il avait pu dire une fois pour toutes ce qu'il s'est « contenté » de suggérer magistralement, Simenon aurait-il écrit, tout simplement? N'est-ce pas cette impossibilité de se réconcilier avec lui-même qui a rendu l'œuvre possible?
Anne Richter exagère quand elle prétend découvrir ce que personne n'avait vu avant elle, car on trouvera maints échos de ses analyses dans les études qui composent Simenon, l'homme, l'univers, la création. Le catalogue de la récente exposition liégeoise, qui sert aussi de carte de visite au Fonds Simenon de l'Université de Liège, fait le tour de tous les aspects de la vie et de l'œuvre du romancier, sans omettre ses débuts de journaliste à la Gazette de Liège, les romans populaires de jeunesse écrits sous trente pseudonymes, les « romans durs » ni les œuvres autobiographiques, au prix de la reprise de certains poncifs, d'un survol hâtif (Simenon grand reporter) ou d'une dissertation académique (sur le style et l'esthétique). Les meilleurs articles sont ceux qui analysent la série des Maigret et la diffusion de l'œuvre (redoutable homme d'affaires, Simenon eut très tôt un sens poussé du marketing et de sa publicité) ; le plus décevant, sur les adaptations de Simenon au cinéma, se résume à une compilation de titres, de vedettes et d'avis critiques. Ce «beau livre» n'en séduit pas moins tout à fait par sa réalisation soignée et son iconographie somptueuse, qui fait la part belle aux couvertures pimpantes et colorées des romans de Simenon parus dans toutes les langues, dont l'inventivité graphique souvent négligée mériterait à elle seule un essai.
Dans une bonne étude qui figure également dans ce livre, Michel Lemoine rappelle à quel point le rendu romanesque des lieux chez Simenon est affaire d'imprégnation et de recréation. Le Liège de Simenon du même auteur éclaire donc davantage la ville par l'écrivain que l'écrivain par la ville. Cette limite posée, d'ailleurs honnêtement assumée par Michel Lemoine, il y a un véritable plaisir à déambuler dans ce recueil intelligemment composé, qui met en regard extraits de l'œuvre et cartes postales d'époque (on déplore d'autant plus des tirages un peu grisâtres). Le Liège où Simenon a grandi est encore une ville du XIXe siècle, c'est surtout une ville d'avant son massacre par les promoteurs, d'avant la reconstruction des Guillemins, le trou de la Place Saint-Lambert et la destruction de Bavière. Sans jamais jouer la carte facile de la nostalgie, ce petit livre l'entretient à sa manière.
Thierry HORGUELIN
Michel LEMOINE, Le Liège de Simenon. Ed. du CÉFAL, Liège, 1993, 93 p.