Jean-Louis LIPPERT
Confession d'un homme en trop (Maïak II)
Avin
Editions Luce Wilquin
1999
524 p.
Un poème politique
Un poème politique... : de l'autre côté de la page, le lecteur potentiel de cet article se pince déjà le nez devant la puanteur à venir ; au mieux, s'il est poli, il hausse les épaules ou fronce les sourcils. Quelle soupe va-t-on lui servir ? De quelle salade, de quelle logorrhée démonstrative se propose-t-on de l'entretenir ? Si, décidément, il ne passe pas son chemin, qu'il apprenne qu'il est question d'un roman de Jean-Louis Lippert, Confession d'un homme en trop, deuxième volet de la trilogie Maïak, entamée en 1998 avec Dialogue des oiseaux du phare. Qu'il sache encore que ce texte, d'une ampleur peu commune, échappe également aux grilles de lecture habituelles par sa forme, alors que, précisément, c'est la forme qui est l'histoire, c'est elle qui confère à l'ensemble ses diverses significations.
Poème épique, la Confession déroule un temps cyclique, au cours duquel l'Histoire hoquette, à travers lequel elle ressasse quelques pulsions premières, les mêmes ambitions et obsessions de siècle en siècle. Aussi chaque personnage ne diffère-t-il guère de son ancêtre, et le récit peut jouer à saute-mouton sur les décennies, peut allègrement faire s'entrechoquer les lieux et les époques. D'un monde où le pire toujours se régénère, Charles Van de Woestyn constitue la figure emblématique : politicien — et Belge par surcroît —, il fut ministre libéral au XIXe siècle, avant de prêter son masque à d'autres personnalités historiques qui se reconnaissent aisément au gré des jeux d'allusion et de travestissement auxquels se livre l'écrivain. Il dut, semble-t-il, prendre les traits d'un Paul-Henri Spaak ayant « violemment pris à partie (Charles Plisnier) dans un discours au parlement». Plus tard, il adopta la silhouette non moins trapue d'un Jean-Luc Dehaene qui «aimait s'exhiber devant les caméras de Pentagonie sur le dos d'un taureau mécanique». Surnommé justement le Phénix, puisqu'il renaît chaque fois de ses cendres, il devint Charles VI, «empereur populiste» de Lotharingie, ce nouvel empire européen dont la capitale est Bruxelles et dont les « politiques fiscale, monétaire, économique et surtout sociale» sont uniformisées «dans un vaste ensemble régi par une banque» — la banque Noé, du Nouvel Ordre Edénique. Il va sans dire que le Phénix ne connaît d'autre morale qu'un cynisme à toute épreuve, du reste lui-même marqué du sceau de l'apparence et du déguisement : « Le meilleur moyen de ne pas bouleverser le scénario d'une pièce (...) était de changer souvent le décor et les costumes, de modifier le masque des acteurs, de faire quelques retouches dans le texte. »
Aux spirales du temps répondent les spirales de l'écriture. Trois voix parlent tour à tour, trois langages durs, baroques, qui sont autant de manières de composer un chant de résistance, où la poésie s'oppose symboliquement à l'esthétique contemporaine de l'immédiat et du zapping. Ce n'est donc pas un hasard si, comme dans Dialogue des oiseaux du phare, un des fils conducteurs de l'épopée est la déambulation et l'assassinat à Bruxelles d'un aède grec, ci-devant grand-père du héros Anatole Atlas et supporter du Panathinaïkos. Et ce n'est pas pour rien, non plus, que l'auteur multiplie les références au poète belge Charles Plisnier. Qui mieux que lui, en effet, s'est colleté aux contradictions du siècle et a pu préserver, au bout du compte, à la fois sa candeur et sa lucidité, ses pouvoirs d'indignation et de compassion ? Très significativement, Jean-Louis Lippert ne privilégie pas un aspect plutôt qu'un autre de la personnalité du romancier de Meurtres : il ne mise pas sur le communiste contre le chrétien — ou l'inverse — ni sur Faux passeports contre Déluge. En fait, il emporte plutôt de lui l'image du révolté, du perpétuel enragé, et cite plusieurs fois des bribes d'un texte peu connu de 1948, le pamphlet Sous peine de mort, où Plisnier, avec une étonnante clairvoyance, énonce ce qu'il entrevoit de la société présente et future : «Le chef du peuple jure la paix de la main droite, avec une mèche allumée dans la main gauche ? Progrès. » Lippert s'amuse même à lui emprunter un tic d'écriture, fréquent notamment dans Mariages, à savoir la notation d'une alternative dont le premier élément est constitué d'une question et dont le second est formé d'une hypothèse à l'imparfait : «Le monde est-il encore le monde ? Ou si c'était moi qui ne lui appartenais plus depuis mon crime d'hier soir. »
L'horreur que comporte l'Ordre Mondial prend souvent un tour extrêmement concret. Sur des centaines d'écrans, Anatole Atlas surveille les moindres tensions ou soubresauts à la surface du globe. Le raccourci est saisissant, qui le voit installé à l'étage de l'Académie, alors que le rez-de-chaussée est peu à peu envahi par une foule de candidats réfugiés, nouveaux gueux, nouveaux rebuts de la civilisation occidentale : « Car ils n'ignorent pas. Tous ces nègres. Que ce fut grâce aux bons soins de l'Empire. Et de la flamboyante Banque Noé. Grâce à la sorcellerie de nos machines. Ces millions de corps l'an dernier dans le fleuve Congo (...) Baluchons. Sacs. Maigres couvertures jonchent le sol. Où traînent encore dans les coins quelques statues de plâtre. » Par ses manipulations temporelles et par son étendue même, la Confession d'un homme en trop de Jean-Louis Lippert est aussi une œuvre sur la durée, qui impose au lecteur de prendre le temps de s'installer dans un univers à la fois totalement original et parfaitement représentatif de certaines réalités politiques, sociales et culturelles de cette fin de siècle. Il n'est pas si fréquent qu'un écrivain belge manie une plume à ce point engagée, ni d'ailleurs qu'il transcende sa vision en l'inscrivant habilement — et poétiquement — dans un mythe.
Laurent Robert