Philippe RAXHON
Les Territoires de la Mémoire.
Le Catalogue
Bruxelles
Crédit communal
1999.
La mémoire comme antidote
« Dans la haine nazie, il n'y a rien de rationnel. Nous ne pouvons pas la comprendre mais nous devons comprendre d'où elle est issue et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire parce que ce qui est arrivé pourrait recommencer. » Cette pressante injonction de Primo Levi, extraite de son livre Les naufragés et les rescapés (Gallimard), Philippe Raxhon, professeur à l'Université de Liège, y a manifestement répondu en se faisant le concepteur historiographique du Catalogue de l'ASBL « Les Territoires de la Mémoire ». Il s'agit d'un ouvrage de 200 pages à l'abondante illustration, se présentant comme un complément indispensable à l'exposition permanente récemment créée à Liège au Centre d'éducation à la tolérance et à la résistance. Même si l'on n'a pas l'occasion de suivre dans l'immédiat cet émouvant itinéraire muséographique sur le thème de la déportation, on peut sans réserve se plonger dans ce riche volume qui propose non seulement une synthèse sur le nazisme et son enfer concentrationnaire, mais aborde l'épineuse et lancinante question de la construction de la mémoire.
On a beau avoir vu et revu les funestes parades de Nuremberg, les premiers détenus de Dachau, les massacres organisés par les Einsatzgruppen, les femmes humiliées de Ravensbrück, l'escalier de la mort de Mauthausen, l'enfant juif du ghetto de Varsovie, les boîtes de Zyklon-B, la sinistre rampe d'Auschwitz-Birkenau, les cadavres de Bergen-Belsen, et tant et tant d'images de l'indicible horreur, on reste frappé de stupeur devant les témoignages de ce que l'homme a pu faire subir à son semblable, il y a quelques décennies à peine, dans un Vieux Continent soi-disant civilisé. Le parcours photographique de l'ouvrage, dû au talent fouineur de l'historien iconographe Emmanuel Collet, ne manque pas d'originalité et se révèle d'autant plus poignant qu'il est servi par le texte dense et toujours lumineux de Philippe Raxhon. Avec les chiffres implacables de l'impitoyable bureaucratie meurtrière du nazisme : 4l 257 prisonniers politiques capturés en Belgique, dont 13 958 périront ; 25 257 Juifs de Belgique déportés à Auschwitz, dont il n'y aura que 1 205 survivants, ce qui représente 95 % de disparus. Sans parler des Tziganes que les trains de la déportation amenaient des quatre coins du continent européen vers ces camps de la mort où se côtoyaient dans un même désespoir les prisonniers résistants, communistes, francs-maçons, témoins de Jéhovah, homosexuels, « asociaux », etc. Telle est l'obsédante vérité, dramatiquement dénuée de sens, et qui nous condamne au sein de notre postmodernité à une vigilance sans fin. Mais le temps presse. Les derniers rescapés des années noires vieillissent, inexorablement. Le discours négationniste, à l'affût des failles de la mémoire ou d'une coupable indifférence, tente de se parer des oripeaux de la respectabilité. A l'heure de Haider enfin, et par le biais d'une banalisation des propos démagogiques ou xénophobes de l'extrême droite, pourrait se lever en Europe un vent mauvais dont les valeurs démocratiques et l'humanité de l'homme deviendraient à nouveau les victimes. Dès la paix revenue, en réalité, certains et des meilleurs qui s'étaient portés aux avant-postes de la Résistance avaient pressenti que les renoncements à venir risquaient de favoriser le retour de l'infâme. En témoigne cette phrase de l'ancien capitaine Alexandre, qui avait rejoint aux premières heures de la guerre les maquis de Haute-Provence avant de reprendre sa plume réfractaire sous son nom de René Char : « Mais, attention que (...) ceux qui avaient choisi le parti du crime, ne redeviennent nos tourmenteurs, à la faveur de notre légèreté et d'un oubli coupable. » Cette véhémente prémonition, les membres de l'association « Les Territoires de la Mémoire » l'ont aussi entendue qui, depuis 1993, ont œuvré sans relâche à la mise sur pied d'un centre du souvenir destiné à lutter contre la haine et l'ignorance. Le Catalogue témoigne à merveille de leur louable volonté de transmission.
Henri Deleersnijder
Centre d'éducation à la tolérance et à la résistance, boulevard d'Avroy, 86, 4000 Liège. Renseignements : « Les Territoires de la Mémoire », tél. 04/232 01 04.