Christian HUBIN
Maintenant
Ed. José Corti
1998
197 p.
Ce qui ne peut devenir
J’ai montré ailleurs1 combien l'entreprise poétique de Christian Hubin est cohérente. Et ce sur tous les plans. Poétique, strictement : fulgurance de l'image. Stylistique : remaillage du texte par l'anaphore (litanies des « et », des « où ») et les inlassables relais lexicaux. Philosophique, ou éthique : le poème, dépouillé, s'entête dans un « malgré tout » héroïque, à interroger davantage qu'à répondre. On voudra bien pardonner l'immodestie de me citer : « Ecrire, dès lors, tenterait de nous renvoyer à la fois à un "avant d'être" et un "après être", dans une indistinction temporelle, un "hors-temps" ou un "non-temps" qui ferait table rase de nos catégories passé-présent-futur, sauf à en signaler les interférences [...], écrire pour composer "une langue neuve" [...] ; écrire, "non pour définir, mais pour indéfinir..." » Qu'en est-il, Maintenant ? L'allitération, le beau souci du phrasé musical ont presque disparu, hormis quelques surgeons : « la faim écarquillée, le coquillage... » Discours abrupt, rugueux, disloqué, pulvérisé :
Christian HUBIN
Personne précédé de Le point radiant
José Corti
1998
191 p.
« A un moment
où
tous
inconçus
arrêtés
à travers la grêle. »
Quand rien encore ne s'est assemblé. Quand ce qui paraissait assemblé soudain se désassemble : « Comme dans / un vide / les schistes / avant / de / se détacher. » Plus que jamais, le discours de l'instant : « délivrance / de / la durée. » Mais lequel ? Celui d'avant maintenant : « une aperception / précédée. »Pour la deuxième fois, dans l'œuvre de Christian Hubin, un adverbe sert de titre ; la première se situe en 1989 : Hors. L'espace. Le temps. L'adverbe relaie l'adjectif pour tenir le rôle du nom — ce qui désigne la substance ; ce qui, le désignant, crée le monde :
« Ce qui résonne
sans
qu'ici
ait été. »
On pressent puis on comprend, au travers des oxymores (« De l'immobile / transportant. » — « le silence / est / une / conflagration»), que ce qui est près de se livrer, dans un même mouvement s'élude, se dérobe. « Ce qui s'approche », inlassablement reste différé. D'où les prudentes images du frôlement, du « touchant presque » ; d'où la surabondance des « comme » — non pas banalement destinés à instaurer la comparaison, mais à dire l'approximation ; d'où cette typographie le plus souvent éclatée, discontinue, trouée ; d'où cette prolifération d'arrêts, de suspens, de spasmes, de hoquets. Le corps tout entier, mais en particulier l'épiderme, et l'œil, et l'ouïe, et l'appareil phonatoire (poumons, glotte, larynx) se mobilisent et s'efforcent. Pour toucher, voir, entendre et dire l'antérieur. Il s'avère malheureusement qu'ils se trouvent toujours devancés, ou en avance — décalés : synchronie et tangence inaccessibles. La béance, le manque, l'absence s'imposent cruellement : « membre coupé qu'on sent... » — « la lésion profonde, / les ions que rien n'agglomère. » Ce qui est n'adviendrait-il que par inadvertance ? Que dans l'infime : « Le bruit / du / granule / bougé » ? On est pourtant « si près / dans / l'indivisible. » L'étonnement, la stupeur devant la dérobade et le refus n'incitent pas, chez Hubin, à la désespérance. Ils s'avèrent au contraire aiguillon. Ce qui le tourmente n'exténue pas le poème. Il en disloque et désosse la syntaxe (« Etant / contre / la tôle, / posé / de / la fin. »), imaginant des stratégies inouïes de façon à multiplier les postes d'observation : « spectateur, lui-même ressuscité par ce qu'il voit, ce qu'on voit nous imaginant, ce qui n'en pouvant plus... » II n'importe plus guère, dès lors, de se heurter au lisse, au pyrex, au formica, à la faïence : on persiste à s'aposter dans « l'écoute totale/ entourée. » Jusqu'à ce que l'antérieur et le plus tard fassent soudain, et fugitivement, irruption. Ici et maintenant.
Pol Charles
1. Pol CHARLES, « Christian Hubin : un poète d'une lecture difficile?», dans Textyles, n° 13, 1996, pp. 27-42.