Jean Claude BOLOGNE
Le frère à la bague
Éd. du Rocher
1999
362 p.
Le frère de Voltaire et la réincarnation de Rousseau
« [...] il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage », écrivit Voltaire au jeune Rousseau qui lui avait envoyé, en hommage, son Discours sur l'origine de l'inégalité. Cette phrase célèbre a peut-être secrètement guidé Claude Godet, auteur de Le printemps de Liège, paru récemment aux éditions Éole : il y imagine en tout cas Jean-Jacques se rendant à Liège et y parlant avec des... animaux. « [...] si les lettres étaient maintenant anéanties, écrivit Rousseau dans sa réponse à Voltaire, je serai privé du seul plaisir qui me reste. » Sans vouloir préjuger des plaisirs de Jean Claude Bologne, il est clair que l'anéantissement des lettres lui serait grandement préjudiciable tant il accumule avec brio les publications. La dernière d'entre elles se consacre à la personnalité d'Armand Arouet, frère aîné de François-Marie, c'est-à-dire de... Voltaire.
Outre la présence chez chacun deux d'un philosophe des Lumières, les romans de Claude Godet et de Jean Claude Bologne ont un précieux point commun : l'extraordinaire imagination dont font preuve leurs auteurs. Le printemps de Liège, que signe Claude Godet après avoir publié deux romans sous le pseudonyme de Claude Salses, frappe par son originalité. Dans le premier chapitre, les passages consacrés aux aventures de Jean-Jacques dans la Cité ardente alternent avec des paragraphes racontant, de nos jours, l'insurrection, dans la même ville, des animaux contre les humains. Nos amies les bêtes disposent d'étranges pouvoirs, dont celui de la parole, que leur confère un vieux solitaire nommé Jacques-Jean-Joseph Leroux... Une réincarnation de Jean-Jacques, sans doute. Le second chapitre est construit de la même façon, sauf qu'il met cette fois en scène George Sand dans un village ardennais. Quant au troisième, il rompt cette symétrie et place le narrateur, qui n'était jusque-là qu'un observateur passif, au milieu des flammes de l'Enfer. C'est cocasse, gentiment iconoclaste et inattendu. S'il fallait absolument comparer Le printemps de Liège à un autre livre, je parlerais de La Vache, la formidable bande dessinée de Johan de Moor et de Stephen Desberg. Des références plus littéraires permettraient de situer Le frère à la bague de Jean Claude Bologne, qui raconte les démêlés du frère de Voltaire avec le monde fascinant des sectes du XVIIIe siècle. Le nom de la rosé d'Umberto Eco, par exemple, car on y retrouve l'Histoire, l'intrigue et la religion. Ou Balzac et L'envers de l'histoire contemporaine pour la description de la face cachée de la foi. Mais l'extraordinaire complexité du récit, les secrets, les rebondissements vraiment inattendus, les quiproquos, les trahisons, les alliances et les complots rappellent également la bande dessinée et les maîtres belges du scénario réaliste comme Jean-Michel Charlier ou Jean Van Hamme. Jean Claude Bologne joue en tout cas admirablement avec les instances narratives pour mystifier le lecteur : il épouse à certain moment le point de vue tronqué d'un personnage puis passe insensiblement la parole à un narrateur omniscient, de sorte que nous en savons toujours juste assez pour ne pas nous perdre et que nous devinons d'emblée que la clé ultime ne nous sera donnée que dans les dernières pages. Et, en effet, les éléments de l'intrigue les plus saugrenus trouvent finalement leur justification. Bien entendu, le propos ne se limite pas au récit. Le caractère d'Armand Arouet, ainsi que les rapports conflictuels qu'il entretient avec son célèbre frère, donnent lieu à de puissantes analyses psychologiques. En outre, certaines réflexions du narrateur, à propos de « la société du spectacle ou de l'image » ou de la corruption des représentants du peuple, même s'ils ne concernent apparemment que le XVIIIe siècle, résonnent jusqu'à nos oreilles. Mais c'est surtout sur le thème de la religion et de la foi que se concentre la signification du Frère à la bague. Il est notamment question, dans le récit, d'un livre capital cherchant une troisième voie entre le matérialisme et la religion : cela rappelle Le mysticisme athée, essai publié par Jean Claude Bologne en 1995. Le printemps de Liège contient également une morale, comme dit la quatrième de couverture. Morale ouverte, car les différentes directions que prend le récit sont contradictoires. Le comportement des animaux hésite entre la simple vengeance et la construction d'un monde meilleur basé sur une égalité totale obtenue grâce à la communication. Dans le second chapitre, un des deux récits (celui au présent) signifie a priori que la direction des affaires publiques devrait être confiée aux femmes, ce que semble démentir l'autre récit, l'aventure de George Sand. Enfin, d'autres leçons pourraient être tirées de la description de l'Enfer et du Paradis. Et le style ? Dans les deux romans, le lecteur a droit à quelques belles envolées : par exemple, la description des flammes de l'Enfer chez l'un, celle d'un incendie à Paris chez l'autre. Mais en ce qui concerne Le printemps de Liège, le plaisir de la lecture ne se situe probablement pas dans la forme. Par contre, Le frère à la bague s'ouvre sur un pari stylistique ambitieux : Jean Claude Bologne s'amuse à présenter son texte comme ayant été réellement écrit au temps des Lumières. Il s'ensuit que les comparaisons et les références culturelles font appel uniquement au bagage de l'honnête homme du XVIIIe siècle et que, ça et là, un mot désuet, comme « céans », ou une tournure syntaxique abandonnée, telle que « des amis le sont venus soutenir », illuminent le texte. Néanmoins, sur ce point, Jean Claude Bologne réussit peut-être moins bien qu'ailleurs son tour d'illusionniste. Les sentences proverbiales qui closent de nombreux paragraphes rappellent plus Hugo que Voltaire. L'emploi du présent, du passé composé, de phrases nominales, de « oui » dans le corps du texte, certaines techniques narratives comme le discours indirect libre ou le flux de conscience... nous ramènent inévitablement au XXe siècle. Qu'à cela ne tienne : il reste à espérer que ces deux livres plairont aux hommes, quand bien même ils ne les corrigeraient point.
Laurent Demoulin
Claude GODET, Le printemps de Liège, Éd. Éole (Ortho 44, 6983, La Roche-en-Ardenne), 1999, 112 p.