Gaston Compère
Lieux de l'extase
Bruxelles
Le Cri & Jacques Darras
1993
145 p.
(Ero-)Rhétoriques de Gaston Compère
Architecte ! Entre criticulet et casse rétine, architecte était une des injures favorites de James Ensor. Et nous savons, aujourd'hui, à Bruxelles ou à Liège, l'évidence prémonitoire d'une telle invective.
Lorsqu'on souligne, en poésie contemporaine, l'architecture d'une recueil, c'est plutôt d'une qualité — trop — rare qu'il s'agit. Plus d'un auteur admet d'ailleurs, avec Georges Perec, qu'il faut se donner des contraintes pour être totalement libre. Et quand un Cliff se soumet à l'algorithme du dizain ou du sonnet, il s'offre les moyens de libérer son inspiration, mais aussi de la canaliser, de contenir les velléités de logorrhée. Quand il bâtit son livre, le poète peut certes délaisser les pratiques anciennes et inventer ses propres rhétoriques — qu'il aura loisir, suprême liberté, de subvenir à sa guise, quand et comme bon lui semblera. A l'horizon d'une telle entreprise, un recueil qui est une prouesse — d'architecte et de Grand Rhétoriqueur : par excellence, ces Lieux de l'extase de Gaston Compère. Que ce soit dans la section liminaire de l'ouvrage (Architecture de la seconde extase] ou dans sa partie majeure (Sept demeures d'Eros), Gaston Compère se livre à de vertigineuses variations sur sept jalons inévitables de l'itinéraire amoureux : chasse, offrande, sommeil, pudeur, paresse, repos, défense. L'ordre des emblèmes ne varie pas, sinon dans l'ultime section des Sept demeures, où le poème se structure selon un double mouvement. L'un, centripète, part des extrêmes de violence, chasse et défense, pour atteindre aux « rumeurs atones » de la pudeur et au sentiment de « la faute funèbre et falotel d'être ». L'autre, inversé, reconduit à la chasse et au cri (« haïr/haïr/haïr/ l'amour/ qui tombe » ), dans un crescendo où le discours virtuose s'éclate et se déconstruit, où il file les rimes et le jeu des paronymes jusqu'au balbutiement, voire jusqu'aux vertiges de l'imprononçable : « Chasseur tu t'évertues/tu t'exténues!tultu te tues/tu te meurs/dans le tumulte (...) » . Dans chacun des volets de l'œuvre, Gaston Compère s'impose une forme — ou un genre poétique — qu'il pousse à sa limite, et dont il rompt sciemment l'équilibre. C'est dans le vers compté et rimé que l'exténuation des formes paraît la plus manifeste, lorsque l'auteur se plaît à couper les mots à seule fin de servir ce bijou d'un sou : « Et le thé rosé/pour quelle humble cérémonie où l'on ne souffle mot » . Dans le poème en prose, il recourt à un lexique rare, précieux. Il ouvre, un temps, ce coffre des somptuosités, des choses variées à l'infini, qu'évoqua Saint-Pol-Roux ; mais il y a chez Compère trop d'humour et de conscience de son art pour qu'il verse jamais dans la quincaillerie poétique. Aussi le poète ne laisse-t-il pas de signaler certaine distance prise avec l'illusoire des mots :
Soleil, sommeil : j'aime qu'en toi s'entrebaisent la bouche noire et celle du feu. Ces mots s'aiment trop, qui ne s'excluent que par les deux consonnes. « Elle aime » dit l'oracle. La diversité formelle ne recèle rien de gratuit. Le traitement apporté à la plastique du texte démuselé le sens et fait du poème la transcription d'interactions polysémiques fertiles. Ainsi, dans Architecture de la seconde extase, les lettres de silence sont-elles reprises en paragramme à l'intérieur de mots qui n'ont nullement été choisis par hasard — même si le symbolisme ne se révèle pas toujours prégnant, comme s'il fallait gripper à l'avance toute mécanique, tout esprit de système. D'autre part, le travail des rythmes et du souffle conforte l'idée que le verbe épouse les tensions de l'extase, ses climax et ses apaisements, et son impérieux besoin de renouvellement. Et l'art poétique, selon Gaston Compère, sera sensuel ou ne sera pas.
Laurent Robert