Alain HERTAY
Eric Rohmer, comédies et proverbes.
Editions du CEFAL
1998
153 p.
Un géomètre subtil
Par tactique autant que par jeu, Eric Rohmer construit son œuvre par séries : aux six Contes moraux ont succédé le cycle des Comédies et proverbes et celui, aujourd'hui achevé, des Contes des quatre saisons. Tactique : il s'agit de se donner des contraintes stimulantes, de faire de nécessité vertu en transformant l'économie de moyens en économie narrative. La méthode de tournage (préparation minutieuse, équipe légère, budget plus que raisonnable) est strictement accordée au dépouillement de la mise en scène (dépouillement qui revêt même un caractère expérimental dans la facture délibérément « amateur » du Rayon vert, de Reinette et Mirabelle et de L'Arbre, le Maire et la Médiathèque). Jeu : ce géomètre assouvit là un penchant marqué pour la combinatoire, tout à fait accordé à sa thématique. Les films de Rohmer développent en effet sur le mode léger de la comédie des variations sur le hasard et les probabilités, le libre arbitre et la destinée. Ceux qui disent : « Rohmer, ça parle tout le temps, donc ce n'est pas du cinéma » ont-ils pris la peine de regarder ses films ? Le cinéma de Rohmer n'est certainement pas plus bavard que celui d'un Scorsese, par exemple. Simplement, le dialogue n'y joue pas le même rôle. Le verbe est action dans le cinéma américain (où il s'agit de convaincre, de se faire entendre, comme on tape du poing sur la table : « Listen to me ! Let me tell you something ! »), tandis que ce qui intéresse Rohmer, c'est au contraire la parole vaine, la non-coïncidence des mots et des actes, les pièges du langage, riches de lapsus et d'actes manques, par lesquels les héros rohmériens s'abusent sur la réalité de leur désir : « Qui trop parole il se mesfait » (exergue de Pauline à la plage), mais aussi : « On ne saurait penser à rien » (sous-titre de La Femme de l'aviateur). En outre, le « problème » du dialogue reçoit chez Rohmer une solution visuelle : ses films reposent en effet sur les décalages entre l'image et la parole, l'action et son commentaire, ce qui se voit et ce qui s'entend. Les quiproquos des Comédies et proverbes cristallisent autour d'une image trompeuse, source de méprise : le postier de La Femme de l'aviateur a vu sortir un homme de chez sa petite amie, Octave a cru voir Rémi avec la meilleure amie de Louise (Les Nuits de la pleine lune), Marion a aperçu une femme nue dans l'encadrement d'une fenêtre (Pauline à la plage) ; tous les trois en tirent des conclusions erronées. L'étude d'Alain Hertay se compose de deux parties. La première analyse les six films du cycle Comédies et proverbes en privilégiant chaque fois un aspect de l'œuvre (la construction de l'espace, le jeu de l'acteur, les leurres de la parole, l'être et le paraître, la détermination sociale). La seconde s'attache à cerner la méthode Rohmer à partir d'entretiens avec l'ingénieur du son Georges Prat et trois interprètes. Idée excellente, dont on regrette qu'elle n'ait pas été développée jusqu'au bout par des rencontres avec le chef opérateur Bernard Lutic et les monteuses Cécile Decugis et Maria-Luisa Garcia. L'autre limite du livre tient à son côté mémoire de fin d'études revu pour la publication. Les deux premiers volumes de la collection « Grand écran petit écran », consacrés à des cinéastes totalement négligés de l'édition francophone, Mario Bava et Rouben Mamoulian, comblaient un vide. Il en va différemment avec Rohmer, qui a inspiré plusieurs monographies de grande qualité. On cherchera donc moins ici un renouvellement de l'exégèse rohmérienne qu'une première approche, intelligente et claire, destinée au néophyte.
Thierry Horguelin