Arnaud de LA CROIX
L'érotisme au Moyen Age. Le corps, le désir et l'amour
Tallandier
coll. « Documents d'histoire »
1999
167 p.
Dame, pour moi avez tant de prix...
Dans le célèbre Banquet de Platon, l'homme amoureux est représenté sous les traits d'un chasseur, dont la femme serait la proie. Cette conception, qui se retrouve dans L'art d'aimer d'Ovide, va, selon Arnaud de La Croix dans son ouvrage sur L'érotisme au Moyen Age, marquer durablement la représentation de la relation amoureuse dans le monde occidental, en particulier durant la période médiévale. Du moins dans sa première moitié : car dès la fin du XIe siècle, et grosso modo jusqu'à la fin du XIIIe, apparaissent des représentations qui se démarquent radicalement de ce modèle « agressif». La lyrique occitane célèbre la sensualité et l'amour adultère, dans lequel il y a réciprocité du désir. La conquête de la femme n'est plus conçue sur le mode du rapt, mais comme une longue et difficile entreprise de séduction, dans laquelle le regard joue un rôle essentiel. Le chevalier interpose entre elle et lui de multiples obstacles, jusqu'à en faire une figure lointaine, voire inaccessible, retardant indéfiniment l'assouvissement du désir en un véritable « érotisme de l'éloignement ». La littérature courtoise en langue d'oïl, qui traite des récits d'origine celtique (la matière de Bretagne), reprend certains thèmes de la lyrique occitane, mais en y apportant une dimension supplémentaire. Dans les lais de Marie de France ou dans celui de Gracient, c'est la femme qui prend l'initiative de la conquête amoureuse. Elle n'est plus seulement l'objet du désir, mais son origine même ; elle ne se contente plus du jeu des regards, mais ose toucher l'homme, en un geste qui le lie à elle de manière fatale. La femme, qui recèle volontiers en elle « une part animale et secrète », devient fée, sirène, initiatrice ; usant au besoin de recours magiques tels que les philtres, elle fait accéder l'homme aimé à une autre dimension, à un monde inconnu (symbolisés par l'autre rive du fleuve, une forêt profonde...). Tous ces thèmes se cristallisent dans l'histoire de Tristan et Yseut, qui met en scène une passion absolue, dévorante et en fin de compte autodestructrice, puisqu'elle ne peut se résoudre que dans la séparation ou dans la mort. Avec Chrétien de Troyes, on assiste à un nouvel infléchissement. Son propos est de « réconcilier la pulsion amoureuse et la vie vécue », l'amour et le couple. Ainsi, dans le roman de Cligès, l'homme et la femme entretiennent des rapports presque égalitaires : Cligès et Fénice sont unis par un lien tout à la fois amoureux et amical. Leur relation n'a rien de clandestin ou d'adultère, elle se déroule au contraire au grand jour, scellée par une complicité qui se fortifie au gré des épreuves initiatiques qu'ils doivent affronter ensemble. Enfin, si la première partie du Roman de la Rosé, due à Guillaume de Lorris, récapitule les thèmes de la lyrique courtoise (à ceci près que l'objet de la quête n'est plus ici une femme mariée, mais une très jeune fille symbolisée par un bouton de rosé), la suite écrite par Jean de Meun signe la fin du rêve courtois, en ne montrant plus à l'œuvre que « le désir physique travesti par d'hypocrites émois ». Deux autres formes d'expression, le mysticisme (en particulier féminin) et la sexualité populaire, viennent s'inscrire en marge de cette évolution. Bien que fondamentalement dissemblables, toutes deux se posent en réaction contre la culture cléricale dominante. Les écrits des mystiques, d'Hadewijch d'Anvers à Hildegarde de Bingen, bien loin de l'ascétisme prôné par un Bernard de Clairvaux, évoquent la spiritualité au moyen de termes sensuels empruntés à la lyrique courtoise, en une « rencontre désirante de l'âme et du divin ». A l'extrême opposé, les fabliaux et les chants des goliards mettent en œuvre une thématique païenne (la culture « carnavalesque » dont parlait Bakhtine), que l'on retrouve également dans les créatures hybrides ou fantastiques, les scènes grotesques, voire scatologiques, qui ornent les marges des manuscrits et les recoins des cathédrales. Telle est la thèse qui sous-tend l'ouvrage : alors que le Moyen Age, sous l'influence du néo-platonisme, a fait de la censure du corps l'un des fondements de la foi chrétienne, Arnaud de La Croix entend montrer qu'il ne se réduit pas à cette vision dogmatique, mais qu'il a également produit un ensemble de manifestations érotiques qui « s'inscrivent en faux contre le "refus du plaisir" prôné par la théologie officielle ». A la dichotomie augustinienne du corps et de l'esprit, il a substitué une culture de l'ambivalence, pratiquant le mélange des genres et affirmant son goût pour l'impur.
De ce point de vue, les temps modernes, de la Renaissance à l'époque contemporaine, ne constitueraient en somme qu'une vaste régression. A l'exception notable du romantisme (qui redécouvre et réactualise la culture médiévale), ils n'auraient fait que dissocier toujours davantage le sentiment amoureux de la pulsion sexuelle. Ce qu'illustrent les écrits de Sade, où le rapport érotique est conçu sur le mode de l'agression et du viol, renouant ainsi avec la conception ovidienne ; ou, à notre époque, la pornographie, qui fait l'apologie du sexe « pur », débarrassé de toute composante affective. En cela, nous aurions beaucoup à apprendre de la culture médiévale, en ce qu'elle a de plus riche et de plus ouvert. On touche sans doute là à l'aspect le plus discutable de l'ouvrage : sa tendance à manier des catégories tellement vastes qu'elles en deviennent abstraites, son goût pour les perspectives cavalières, sautant allègrement d'un genre à l'autre, établissant par-delà vingt siècles de culture des passerelles vertigineuses. Ou bien prenant comme point de départ une vision quelque peu réductrice du Moyen Age (censé être synonyme dans les esprits d'obscurantisme) pour mieux la rejeter : or il y a belle lurette, nous semble-t-il, que les chercheurs de toutes disciplines ont fait justice d'une telle assimilation.
Reste qu'au-delà de cet aspect parfois simplificateur, le livre d'Arnaud de La Croix constitue une bonne synthèse, claire, concise, sans fatras inutile. Au lecteur averti, à plus forte raison au lecteur érudit, L'érotisme au Moyen Age apprendra sans doute peu de choses qu'il ne connaisse déjà. Pour les autres, les plus nombreux, il sera l'occasion de (re)visiter quelques hauts lieux de notre littérature et de notre culture. Et le point de vue choisi pour le faire n'est assurément pas le moins agréable.
Daniel Arnaut