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Critiques de livres

Rendre à Cobra celui qui l'a créé

Malgré sa courte existence, entre 1948 et 1951, le mouvement Cobra a fait l'objet de publications suffisamment nombreuses pour faire regretter qu'il ne se soit pas prolongé en tant que tel. Publié à l'initiative de Joseph Noiret, Cobraland rassemble des textes de Christian Dotremont, la tête pensante du mouvement autant que son épine dorsale et sa cheville ouvrière au vu de l'activité et de l'agitation sans bornes qu'il y a déployées. Ce faisant, Noiret répond aussi au souhait de Dotremont qui l'avait mandaté pour écrire l'histoire de Cobra, entre « gros plans » et « souvenirs déterminants », car ce fut l'affaire de sa vie.

Cet ensemble de textes rappelle à qui voudrait l'entendre — ou l'oublier — quels furent les six fondateurs de Cobra : le Danois Asger Jorn, les Belges Dotremont et Noiret, et les Hollandais Appel, Constant et Corneille. Cobraland (mot forgé par Dotremont) signifie que Cobra était un pays multiple, que son état d'esprit dépassait les sensibilités nationales et, par voie de conséquence, le nationalisme toujours si prompt à promouvoir les artistes pourvu qu'ils acceptent d'en être les ambassadeurs commis d'office. Mais pour avoir défini Cobra comme étant l'acronyme de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, Dotremont propose une autre interprétation tout aussi valable à partir des mots cohue, brut et animal. Cobra a aussi donné plus d'un néologisme, comme « cobraïde ». Il n'est pas fortuit que Dotremont le rapproche de la thébaïde, ce lieu de solitude sauvage qui correspond exactement à son goût pour le désert à force d'en avoir effectué la traversée. Ce recueil de lettres, de poèmes et de logo-grammes (à peu près tous ceux où figure le nom de Cobra), est conçu en deux parties. D'abord ce qui s'est écrit dans le feu de l'action, ensuite l'après-coup, de 1962 à 1979. Il fallait en effet que Dotremont mît les points sur les « i » en rétablissant l'ordre exact selon lequel il avait orchestré le désordre, comme pour signifier que la liberté la plus effrénée ne pouvait s'accomoder des à-peu-près et de la falsification au regard des faits tels qu'ils se sont passés. « Qui a fait quoi » est en effet un des leitmotive de Cobraland. Cela nous vaut quelques moments choisis comme la correction administrée en 1968 à une critique d'art de La Libre Belgique et les remontrances destinées aux responsables d'une exposition Cobra à Rotterdam en 1969. Dotremont s'est montré intraitable quant au déroulement historique des choses, de même qu'il n'a pas fait mystère de la naissance de ses logogrammes entrevus par accident, au hasard d'un feuillet où, découvrant son écriture à l'envers et à la verticale, il eut l'impression d'avoir écrit en caractères chinois. Quant au secret de fabrication de la peinture Cobra, il réside en ce qu'elle était « délibérée et naïve » au même moment où Jean Dubuffet jetait les bases de l'art brut.

Le projet expérimental de Cobra a mené Dotremont à se bagarrer contre les figures artistiques imposées. C'est pourquoi il s'est aussi bien détourné des modèles existants que des points de chute obligés pour qui brigue la reconnaissance et le succès personnel. En quelques lignes, il règle leur compte au « vieux surréalisme », à l'abstraction et au réalisme-socialiste. Mais il entrevoit aussi les impasses ultérieures de l'art conceptuel. La vie parisienne était l'autre bête noire de Dotremont. Elle le révulsait par son agitation superficielle, à l'image des chorégraphies de Roland Petit et Marius Petipa. Or, Cobra était né à Paris et se publiait en français ; Dotremont s'en est habilement justifié en écrivant que « le français est le premier internationalisme de Cobra ». Cobralandse ne se laisse pourtant pas enfermer dans les frontières d'une théorie, chose qui pour Dotremont relevait du repos intellectuel. Il lui préférait la passion de la réalité la plus grosse et grossière et a abouti à des prodiges de raffinement. Serait-ce le trahir que d'être d'accord, de plain-pied avec lui, alors qu'il préférait le désaccord, ce ferment qui a fait que Cobra évoluait plutôt dressé que rampant?

Philippe Dewolf

Christian DOTREMONT, Cobraland, Avant-propos de Joseph Noiret. Bruxelles, La pierre d’Alun, collection La Petite Pierre, 1998