François EMMANUEL
La lente mue des paysages. Poésie 1982-2003
Tournai
La Renaissance du Livre
2004
159 p.
La lente mue de la poésie
La Lente Mue des paysages, qui réunit l'œuvre poétique complète de François Emmanuel, est composé d'un savant mélange d'inédits et de poèmes devenus plus ou moins introuvables. Comme toujours avec cet auteur, la réédition s'accompagne d'une refonte, qui consiste en l'occurrence en une réorganisation partielle des recueils. Le premier d'entre eux, Femmes prodiges (1984), n'apparaît plus comme tel dans son unité : il est divisé en trois parties, la dernière étant complétée par des inédits datant de 2001. Une autre section, intitulée « Carnet tibétain », regroupe des poèmes ayant paru en 1997 dans L'Eau des fêtes, livre collectif qui associait les voix de Colette Nys-Mazure et de Françoise Lison-Leroy à celle d'Emmanuel. Des changements de typographie indiquaient alors le passage d'une plume à l'autre, mais rien ne désignait les auteurs respectifs de chaque fragment. Emmanuel a isolé ici les siens et en a changé l'ordre, ce qui aboutit à une lecture différente, plus cohérente et plus fluide. La lente mue des paysages contient également Portement de ma mère (2001) et des textes inédits écrits en regard de gravures d'Isabelle Happart. La poésie de François Emmanuel, disposée en vers libres ou en prose, oscille entre deux tendances, qui parfois se conjuguent l'une l'autre : l'évocation de sensations et la narration. D'un côté, le silence se glisse entre des mots habilement choisis. Une voix posée s'y adresse le plus souvent à un « tu » invisible et ineffable. Elle est à la fois lyrique (« Tu es la femme douce de mon gouffre / Tu es l'inaltérable beauté l'ennemie / Tu es la plaie la grâce la blessure / Tu es l'abîme et la consolation »), quelque peu énigmatique (« je veux te percer pour que tu dormes bien ») et sensuelle (« je t'aime et je te jaillis »). Quant à la tendance narrative, elle se traduit par des ébauches de récits au ton mythique.
Toutefois, la meilleure part de ces œuvres est sans doute Portement de ma mère, même s'il s'agit d'un ensemble de textes appartenant plus au genre de la prose poétique que de la poésie à proprement parler. François Emmanuel y raconte, en vingt-deux petits tableaux, le décès et l'enterrement de sa mère. Ces fragments présentent plusieurs caractéristiques typographiques : les mots qui les ouvrent sont imprimés en italiques et, s'ils commencent par une majuscule, aucun d'entre eux ne s'achève par un point. Faut-il voir dans cette absence de point un déni de la mort ou la traduction du caractère ouvert de la réflexion du poète ? Dans ce recueil, François Emmanuel utilise également la deuxième personne, qui donne lieu parfois à des expressions frappantes telles que « celle qui est ton cadavre ». Mais, ce « tu » laisse une place à un « je » surprenant dans la mesure où il est rare chez un auteur fort peu porté sur l'autobiographie. Celui-ci avoue ainsi qu'il a toujours cherché la beauté de sa mère dans les femmes qu'il a aimées. Il voit en outre dans le silence entourant le grand-père dont il porte le prénom l'origine de sa double vocation de psychothérapeute et d'écrivain : « Ton père [...] dont tu me parlas si peu, moi qui [...] vis le jour quand il mourut, moi qui ai reçu en legs son prénom, et par le mélange de ma vie à la sienne mourante, porte sans savoir un peu de sa part d'ombre, l'imprécise traînée de lumière qu'il t'avait laissée [...] je pense que j'aurais dû t'interroger davantage sur l'homme dont je porte le prénom, mais j'ai grandi dans ce silence [...] j'ai appris à lire sur les visages le texte balbutiant de cette présence obscure, par la suite j'ai fait métier d'écouter ce qui se dit dans les chambres sourdes, je suis devenu écrivain. » Ces magnifiques textes de deuil se ferment sur les mots « la lente mue des paysages », qui donnent son titre au recueil.
Laurent Demoulin