Jean-Pierre OTTE
La sexualité domestique
Paris
Julliard
2004
158 p.
Regarder les poules d'une autre manière...
Au fil des années, Jean-Pierre Otte poursuit, livre après livre, un cycle sur les mœurs sexuelles des animaux qui s'apparente à une véritable somme. La sexualité domestique est le cinquième volume paru, et trois autres sont d'ores et déjà en préparation. Le titre, quelque peu ambigu, n'a pas été choisi au hasard. Il ne se réfère pas, de prime abord, à la sexualité humaine, aux habitudes et aux difficultés de la vie en couple. Quoique nous ne soyons après tout que des animaux d'un genre particulier, c'est bien de la faune au sens le plus ordinaire qu'il est question ici. Plus précisément des bêtes qui évoluent en liberté, en semi-liberté ou en captivité, selon les espèces, dans le domaine de vingt hectares que l'auteur a acquis sur le causse de Larnagol, à mi-chemin entre le Massif central et les Pyrénées, et dont il a fait son terrain d'observation privilégié. Il y est question de porcs et de poules, de moutons et de pintades, d'oies et d'abeilles, d'ânes et de pigeons, d'autres animaux encore. On imagine les centaines d'heures de patience et les trésors de perspicacité qu'il a fallu déployer pour recueillir une telle matière. Otte nous la présente en effet comme le fruit de ses observations personnelles, hormis de rares références à des travaux d'éthologues tel Konrad Lorenz, pour ne mentionner que le plus connu — travaux dont il lui arrive de contester la pertinence, leur reprochant d'enfermer leurs études dans un cadre trop rigide et trop systématique. Le chapitre intitulé « Erotique du poulailler » est, en ce sens, particulièrement intéressant. « Vous ne regarderez plus jamais les poules de la même manière », dit le bandeau du livre. Et, une fois n'est pas coutume, on ne peut donner tort à cette affirmation. Otte ne conteste nullement que, comme dans la majorité des espèces animales, il existe parmi ces volatiles une organisation hiérarchique. Cependant, précise-t-il, une telle hiérarchie, loin d'être d'absolue, connaît au contraire maintes exceptions. Il n'est pas rare, par exemple, que le coq dominant laisse un coq de rang inférieur s'accoupler avec une poule de son harem, sans pour autant exercer sur lui de représailles. Ou bien qu'une poule décide de grimper quelques échelons afin de s'attirer les faveurs d'un coq qu'elle veut séduire. De la même manière, chez les pigeons à la fidélité proverbiale, l'adultère n'est nullement une chose exceptionnelle.
Mais l'intérêt principal du livre consiste sans nul doute dans les descriptions minutieuses, admiratives et souvent admirables faites par l'auteur des parades et autres démarches amoureuses qui, chez presque tous les animaux, précèdent l'accouplement. Parades dont on se demande si elles n'ont pas pour but, plus encore que de séduire la partenaire, de retarder le moment où l'union va être consommée. Car autant les préparatifs — ce que dans notre langage nous appellerions les préliminaires — s'avèrent d'une durée, d'une diversité et d'une inventivité parfois stupéfiantes (ainsi le bouc s'urine-t-il sur la figure afin d'attirer la chèvre à lui...), autant l'acte proprement dit est en général bref et décevant, voire douloureux, allant jusqu'à entraîner, dans certains cas, la mort du mâle en récompense des services rendus (l'exemple extrême est celui des bourdons qui, après avoir piqué leur « dard » dans le corps de la reine, ne peuvent l'en retirer et meurent des suites de cette castration).
On pourrait, en un premier temps, reprocher à l'auteur de céder à la tentation de l'anthropomorphisme. Beaucoup d'animaux observés reçoivent des noms ou des surnoms (un couple de dindons est ainsi appelé... Georgette et Magritte) ; et il utilise pour en parler des termes et des raisonnements qui s'appliquent d'ordinaire à l'espèce humaine. En réalité, sa démarche est plus complexe et plus subtile. Elle consiste à renouer avec la part d'animalité enfouie au fond de nous, afin d'en développer les aspects les plus positifs. A retrouver un enracinement qui nous permette, ici et maintenant, de développer notre aptitude à vivre en harmonie avec nous-même, avec les autres et avec la nature, sans qu'il soit besoin d'aller en chercher la révélation dans des paradis de pacotille : « Dans l'image toute faite d'un éden originel, écrit Jean-Pierre Otte, Hawaï et Tahiti sont certainement les derniers endroits où l'on devrait songer à jamais mettre les pieds, car la première personne qui vous accueille à la descente d'avion ou de bateau, derrière les filles enguirlandées, c'est vous-même. » Le propos implicite de ce livre, qui justifie l'ambigüité de son titre, n'est-il pas finalement que l'homme et la femme, s'ils veulent arriver à vivre en couple et résister à l'usure de la vie conjugale, ont à s'inspirer des comportements animaux pour réinventer quotidiennement le désir ? Chacun pensera ce qu'il veut de cette proposition, mais la leçon mérite à tout le moins d'être méditée.
Daniel Arnaut