François MUIR
Le Palais des haches
Didier Devillez Editeur
1995
160 p.
L'enfance et les sortilèges
Trois points de suspension suivis du mot « Ensuite ». C'est ainsi que commence le troisième roman de François Muir, au beau milieu d'une aventure ou dans la foulée d'un événement fondateur (ouvrir la bouche ? prendre la plume ? avoir envie ?) que, de toute façon, nous n'avons pas besoin de connaître. Lorsque nous entamons la lecture du Palais des haches, les mots semblent déjà installés depuis belle lurette sur la croupe d'un cheval lancé à vive allure. Aussi nous sommes quasi sûrs que rien n'empêchera les ruades de l'indomptable cavale, ses sauts d'obstacles, ses hennissements, que personne ne pourra réfréner ses pulsions les plus folles, ses plus cuisants désirs. Qu'on épouse d'entrée de jeu le rythme du récit ou qu'on se sente au début un peu en décalage, que l'on participe d'emblée à son orgie de sonorités ou qu'on soit provisoirement un peu dur de la feuille, il faudra, de toute évidence, sous peine d'abandonner la lecture, tôt ou tard, s'abandonner totalement. Ne surtout pas s'acharner à dénicher, ici ou là, les sacro-saints liens de cause à effet, se demander à tout bout de champ « pourquoi », tenter d'extirper de l'improbable trame l'énigme centrale ou la crise génitrice. Non qu'il n'y ait ni cause, ni crise, ni énigme ! Mais il y en a trois millions sept cent cinquante-trois mille deux cent quatre-vingt-six, au contraire. Les crises ne cessent d'exploser, les causes de se faire la nique, les énigmes d'éclore, de se substituer les unes aux autres, rivalisant d'ingéniosité comme dans un gigantesque feu d'artifice. Point de halte, point de repos. Didier Devillez l'exprime assez clairement dans un papillon glissé au creux du livre pour qu'il suffise de le citer : « Ici, il n'est question que de flux, d'ondes, de palpitations essentielles, primales, où fantasmes et pulsions, tantôt cohabitent, tantôt s'entrechoquent, révélant ainsi une matière organique résolument originale, et dont je ne trouve d'équivalent nulle part ailleurs. »
On ne doit pas pour autant s'imaginer avoir affaire, dans Le Palais des haches, à une pure formule incantatoire, une prose poétique s'égarant dans l'imaginaire en faisant fi des repères et autres ingrédients du conte. Nous suivrons sans discontinuer les tribulations d'une héroïne, Dynaste hercule, à travers l'immense domaine qu'elle a reçu de son royal époux, celles de sa fille Charlotte et autres créatures comme Dieu et Dieu (rejetons de l'incroyable Madame Sirkis) ou comme l'indolent Mute Vie de Vie. Nous saurons apprécier le rôle crucial que jouent les fourmis corbillards dans une telle société. Nous apprendrons comment confectionner des beignets rambutan avec des litchis chevelus, de ceux qui poussent en grappes comme les nez. Nous observerons la castration des pierres glaciales à la saison des pluies. Nous saurons tout des vertus cathartiques du coca-cola. L'histoire du rouge à lèvres n'aura plus de secret pour nous, de même que la recette du chou farci. Je gage enfin que nous aurons grande envie de nous abandonner entre les mains expertes de la très belle Mêla d'Amlir, spécialiste en onguents de toutes sortes. Dynaste hercule s'exprime comme une enfant excitée raconterait à ses parents, les joues en feu, la folle aventure qu'elle vient de vivre et l'inventerait en même temps. Elle applique la structure du rêve et puis coule dans la mélopée. Jamais elle ne se départit de sa langue particulière, érotisée à l'extrême quel que soit le sujet abordé. Son histoire n'est pas rétive à l'idée de logique : elle en possède une très personnelle, éminemment ludique. Son propos s'apparente à celui des épopées médiévales, récits magiques de quêtes irrésolues, comme chez Chrétien de Troyes avec Perceval ou Gauvin. La question qui se pose ici, de façon plus radicale peut-être qu'ailleurs, est celle, toute simple, de la liberté, et de la latitude où elle peut s'exercer. Quel est mon pouvoir ? Par rapport à quoi le mesurer ? François Muir, par la voix de Dynaste, n'en finit pas de trouver la combinaison juste entre l'imaginaire débridé et la lucidité la plus aiguisée, condition sine qua non à la réussite de son roman, et qui est, faut-il le dire, parfaitement remplie. Ne pas s'étonner si l'on éprouve le désir, pendant la lecture du livre ou une fois celui-ci refermé, de faire une épouvantable bêtise.
Françoise Delmez