Jean-Marc GAY
La province oubliée
Bruxelles
Labor
coll. Espace Nord
Zone J
2001
109 p.
« Vous rêvez que vous lisez, et que c'est vous qui avez inventé toute cette histoire »
Si vous ne supportez plus l'alternance du même au même, le suivi trop prévisible des saisons, des jours et des travaux, si le cent millième récit de déboires sentimentaux, de désordres sexuels ou de déprime allongée à la sauce noire vous tombe des mains, si enfin vous avez plus de quatorze ans comme le recommande l'éditeur en quatrième de couverture, vous êtes mûr pour le voyage vers La province oubliée avec Jean-Marc Gay. Toute heure est favorable, y compris la bonne, pour partir à la recherche de ce temps sans date, sans limite et sans nom, mais que l'on pourrait appeler transport, jubilation ou même bonheur que seul vous ouvre le pur plaisir de la lecture et que signalent au passant votre torse soudain renversé en arrière et votre rire irrépressible quoique discret.
Ne vous attendez pas à des épreuves humiliantes pour votre QI élevé, vous n'aurez aucune énigme à résoudre car rien n'est moins labyrinthique que cet étrange pays que vous allez découvrir, mais abordez franchement la sombre forêt des mots, sans toutefois vous munir de boussole car vous vous perdriez, ni de cailloux dans votre poche car vous seriez trop lourd. Autant le dire tout de suite, vous ne trouverez cette Province sur aucune carte, sinon quelque part non loin des méandres du rêve et peut-être aussi du tendre, quoique parfois vous aurez l'impression que telle décision arbitraire, telle parole inepte, tel usage inattendu, rapportés dans ce récit tout en réticence et expansion, vous rappellent un pays connu, fût-il le vôtre ou le moins proche.
Avec un peu de méthode, relisons un titre qui n'est pas avare d'information et en même temps suscite l'interprétation. Nous avons tous une province dans le cœur sinon dans la tête, ce qui est plus grave en soi, mais qu'importe, suffisamment pour que ce mot éveille en nous le ranci des rancœurs mesquines ou le parfum désuet mais charmant de la nostalgie. S'il y a oubli, il y aura rappel ou imagination. Le mot est lancé : la province oubliée est, par excellence, le terrain de jeu de l'imagination, le lieu de toutes les inventions, le pays où l'on arrive toujours. Il faudra cependant composer avec les différentes voies d'accès que nous offre un ensemble de textes aussi divers dans leurs informations que dans leur rédaction : une mosaïque constituée d'extraits de L’Encyclopœdia Provincialis, du Journal d'Eugène Sémille, d'un vrai Roman inachevé, et des pièces numérotées contenues dans la Fameuse-Chemise-Cartonnée-Violette-Avec-Des-Élastiques. Rien de fantastique cependant, dans cette province, seulement le-différent, voire le-très-peu-différent, le constamment-décalé, voyez Carroll ou l'Oulipo, c'est selon, mais vous approchez. Ainsi les sexes, et même les genres, sont clairement définis, du moins par l'éducation sinon dès la naissance comme on l'a déjà dit : les enfants-garçons sont bien distincts des enfants-filles ; les premiers sont instruits comme il se doit, selon des objectifs spécifiques, dans des cours de Marteau, de Revolver, de Stylo-bille et de Vélo-De-Course, tandis que les dernières (ce déterminant n'est que le fruit du hasard de la séquence) seront initiées au Fil-À-Coudre, à la Fourrure-Douce et au Tupèrouère. Le résultat espéré et atteint étant que les uns deviendront un jour respectivement des adultes-garçons et les autres des adultes-filles. Tout est pour le mieux donc en Province oubliée, voyez Voltaire aussi. Le plus piquant est dans le détail de cette éducation : comment on mémorise, comment on opère, comment on exploite ses acquis. C'est, à travers une authentique fête du langage, tout le mécanisme de la socialisation qui nous est dévoilé. Nous comprendrons enfin ces notions inculquées parfois sans discernement comme le pourquoi des lois, le moutonnement des individus, l'équivoque des mesures, le pouvoir de la transgression, les fondements de la démocratie, l'économie planifiée, la validité de l'Histoire... et leur contraire, car tout est possible en ce récit, et surtout sa progression. Un guide (ou plutôt « une ») nous transmettra son fluide critique, « la » personnage (ou-houh !) Scandinavian-Airlines qui nous emmènera au-delà des frontières les plus improbables, au risque de se démultiplier en d'autres histoires potentielles. Mais, dans ce texte qui revisite la langue et en revivifie les grammaires les plus négligées — énonciation, emploi des temps, régimes discursifs, particularités lexicologiques, toponymiques, onomastiques, figures de rhétorique, ponctuations, et jusqu'aux majuscules —, nous sauve l'arbitraire du signe... et son contraire. Je vous disais : le bonheur.
Jeannine Paque