Jacques NEIRYNCK
Le Siège de Bruxelles
Desclée de Brouwer
1996
479 p.
La chute de la Maison Belgique
Construit comme une fusée à plusieurs étages, Le Siège de Bruxelles se lit d'abord comme un suspense haletant de politique-fiction. En l'an 2007, les conflits linguistiques, les dérives xénophobes et la crise économique endémique ont conduit la Belgique au bord de l'effondrement. A la fin de l'été, les milices nationalistes flamandes (secrètement armées par la France qui a sacrifié l'enclave bruxelloise en échange de la Wallonie) entrent dans Bruxelles sous la conduite de leur leader, le fasciste Erwin Vandewalle. La capitale de l'Europe devient un nouveau Sarajevo, alors que les milices assiègent au mortier les Musulmans repliés dans le ghetto de Schaerbeek et procèdent à un commencement d'épuration ethnique. La Belgique, cette fiction de pays dont la fondation n'avait jamais été qu'un pis-aller, un compromis entre les puissances d'alors, la Belgique a vécu. Son existence n'a été qu'une parenthèse de l'Histoire.
C'est donc un roman « qui se dévore », comme on dit. Le plaisir immédiat qu'on y prend est comparable à une partie de Risk grandeur nature1. Doué d'un grand talent de narrateur, Jacques Neirynck anime avec brio une galerie de personnages hauts en couleur (Ftihrer au petit pied, matronne flamande, politicien marron, journaliste arriviste, ecclésiastiques décrépits...) et nous promène avec délice dans les coulisses du pouvoir, tout au long d'une semaine folle au cours de laquelle se multiplient coups de théâtre et révélations, doubles jeux et renversements d'alliances, complots de chancellerie et tractations d'antichambre. Mais pour Jacques Neirynck, raconter une histoire implique, au-delà du plaisir romanesque, la mise en jeu d'une Idée ou d'un problème, à travers des personnages qui en sont l'incarnation multiple et contradictoire, et qui se trouvent impliqués dans une série de questions et d'aventures. Le choix de Bruxelles comme théâtre de l'action est bien entendu symbolique. Ilot francophone en territoire flamand, carrefour du Nord et du Sud, de la germanitude et de la latinité, la capitale de l'Europe en résume les tensions et les contradictions. C'est le deuxième étage de la fusée, où Neirinck s'en prend à l'erreur d'une construction européenne envisagée sous le seul angle économique au mépris de conséquences sociales désastreuses, à l'Europe des marchands et des financiers dont la Bundesbank constituerait le gouvernement occulte, non sans caresser le rêve secret d'une réédification de la Grande Allemagne, avec la bénédiction d'eurocrates seulement soucieux du maintien de leurs privilèges. Jusque-là, rien d'inattendu. Mais voici le troisième étage. Au-delà de l'avenir de l'Europe, la grande Idée, le grand problème de Jacques Neirynck, c'est le mystère de l'Esprit, ce vent capricieux qui souffle où il veut, par exemple sur le médiocre architecte Charles Vandewalle. Tiraillé entre l'amour du beau et un lien de parenté encombrant avec le leader fasciste Erwin, celui-ci occupe d'emblée, à son corps défendant, une place centrale mais inconfortable au cœur des jeux de pouvoir qui déchirent Bruxelles assiégé. Artiste manqué, faible caractère, pauvre raté abandonné par une femme ambitieuse, Charles cumule les humiliations. En bonne logique chrétienne, c'est lui, l'humilié, l'offensé, que Dieu choisit d'élire lors d'un office improvisé au cours duquel il est soudainement saisi par la Grâce. D'abord dissimulée sous les dehors, de la satire par une ruse suprême du romancier, la dimension religieuse va ainsi s'affirmant jusqu'à l'intervention d'un ermite de la Forêt de Soignes, improbable deus ex machina qui ramènera la paix dans les cœurs. God bless him, le thriller politique enveloppait une parabole biblique. Ici, je le crains, Jacques Neirynck ne convaincra que sa chapelle. Mais on lui sait gré d'avoir imaginé en épilogue une Commune libre de Bruxelles aux couleurs de soleil, de fête et d'utopie.
Thierry Horguelin
1. Pour les néophytes, rappelons que le Risk est un jeu de table où les participants partent à la conquête du monde (avec possibilité de nouer des alliances provisoires ou durables avec leurs adversaires, etc.).