Patrick Roegiers
L'horloge universelle
Le Seuil
coll. Fiction & Cie
1992
196 p.
Un retrait du monde
Un tour d'horloge. De la naissance à la mort. Temps cyclique et non linéaire. Temps du livre et du personnage mêlés. Qui se déplient et se replient pour se retrouver clos — l'un et l'autre —. comme la petite et la grande aiguilles réunies. Pour le livre, évidence du geste de fermeture après la lecture. Mais avant, les éléments déposés dans les premières pages — notamment le thème de l'espace — se retrouvent répétés dans les dernières. Pour le personnage, l'état de clôture arrive après la mort : « La pointe de la langue tuméfiée repose au sein de la bouche cousue, hermétiquement close, aux lèvres scellées par un fil insécable. » Derniers mots symboliques d'un livre qui s'est construit à partir de l'impossibilité de communiquer de Glotz qui. enfant, va aller jusqu'à une autre distribution des attributs sensoriels. « son ouïe devenue l'organe du regard ». Jusqu'à une autre lecture du sens : « d'une part, ce qui est visible ne compte pas » et d'autre part, « le plus important n'est pas ce que l'on voit ». Jusqu'à d'autres choses encore pour se faire entendre (dans le double sens du terme). Finalement, il s'est - raisonnablement résigné vers huit-neuf ans à ne plus exister que par une voix sans voix ». Il va devenir chanteur lyrique. A partir de là, Patrick Roegiers nous raconte les années d'apprentissage et les années de gloire. Avant celles de la chute. Et le romancier de nous y emmener non à travers des péripéties, (le roman est plutôt vide d'action), mais grâce au développement d'idées et plus discrètement par des isotopies qu'il poursuit tout au long des pages, celle de la musique étant la principale. Isotopie musicale déjà en germe avant que la décision de devenir chanteur ne soit énoncée. Par ailleurs, on trouve aussi l'expression des yeux (...) presque aussi grands que ceux d'une vache. bien avant qu'une maladie bovine n'atteigne le personnage. Bien avant que la régression ne s'opère. Car dès le moment où le corps de Glotz — sa langue — tombe malade et que l'opération l'estropie, tous les efforts réussis pour communiquer vont s'avérer inutiles. Autrement dit : toutes les négations des négations de départ — Glotz ayant surtout été présenté sur le mode du ne... pas. vont être niées à leur tour. Pour que le vide s'installe. Et lui de retourner — en passant par différents paliers régressifs, dont le fameux stade du miroir atteint à rebours (Glotz devient incapable d'apercevoir son corps autrement que morcelé) — vers l'outre monde « hors de la durée, hors du temps sans durée », avant de finir dans l'autre monde. Avant d'être mort. De cela on se doutait depuis longtemps. Patrick Roegiers n'a jamais voulu nous laisser croire au miracle, à la victoire. Il nous avait prévenus : « Son impuissance quasi viscérale à communiquer par le langage correspondait aussi, malgré son jeune âge. à une désagrégation psychique terriblement concrète qui allait se vérifier arec une implacable cruauté par la suite ». (C'est nous qui soulignons.) De toute façon, jamais l'on ne s'attend à un attendrissement. La machine littéraire et philosophique est implacable. On le sent, on le sait. La construction ne laisse pas place au relâchement. Les mots tiennent le personnage serré dans leur filet pour lui faire vivre sa destinée jusqu'au bout. Fidèle à sa vie (« Ce qui le motivait ce n'était pas d'avoir un grand destin mais d'être un bon interprète »). il ne mourra pas sur les planches dans une mise en scène grandiose. Non. il se désagrège au fur et à mesure, en retrait du monde, subissant le travail du temps et mourant dans la pénombre...
Michel ZUMKIR