Hubert NYSSEN
Pavanes et javas sur la tombe d'un professeur
Arles
Actes Sud/Leméac
coll. Un endroit où aller
2004
360 p.
Les saveurs de la fiction
II y avait, dans Pavanes et javas sur la tombe d'un professeur d'Hubert Nyssen, la matière d'un insoutenable mélo. Etudiant en lettres dans les années trente, Bruno Bonopéra tomba amoureux de Paulina Masdeclaire, étudiante comme lui, mais qui s'était auparavant promise à un jeune pharmacien à la santé fragile. De dépit, il épousa Fernande, une amie d'enfance, dont il eut deux filles. En poste au Lycée français d'Athènes, il prit pour maîtresse sa pulpeuse voisine, Irma Soulier. En quelques mois, tout s'enchaîna : Paulina vit s'éteindre le petit pharmacien souffreteux, Fernande fut assassinée, Bruno retrouva Paulina, la conquit enfin, mais peu avant leur mariage un cancer fulgurant emporta la jeune femme. Bruno s'installa définitivement à Lille avec Irma Soulier, ruminant auprès de sa maîtresse empâtée, qu'il appelait parfois « la Chaussure », le marasme de sa vie. Ce navrant canevas n'est le fruit ni d'une maladresse, ni d'une distraction. Il participe pleinement au défi d'écriture que s'est lancé l'auteur de Zeg ou les infortunes de la fiction. Il est la matière première que l'écrivain s'attache à subvenir d'un bout à l'autre du roman. Celui-ci se compose de cinq témoignages (respectivement de l'ami, des deux filles, de la concubine et de la Chinoise) proférés dans les jours qui ont suivi l'enterrement de Bruno Bonopéra. Dans une sixième partie, un romancier explique comment il est devenu l'auteur de ce qui précède. Pavanes et javas tient donc à la fois du puzzle et du récit à tiroirs. Le puzzle contribue à la déconstruction du cliché ; il induit qu'il n'y a pas de vérité claire, linéaire, que la réalité d'une existence est toujours moins simple que son résumé pathétique, et qu'on ne sait rien, au fond, de ceux que l'on a un temps côtoyés.
Le récit à tiroirs est une des multiples façons qu'a Hubert Nyssen de souligner le caractère strictement fictionnel de son texte. Ainsi les divers monologues, qui se révèlent aussi contradictoires que complémentaires, sont-ils donnés comme les fictions d'une fiction — les créations d'une créature de l'écrivain. Un niveau supplémentaire est atteint dès le témoignage de l'ami, quand ce dernier s'invente un « visiteur », auditeur de son évocation, volontiers digressive, de Bruno Bonopéra : « Je distinguais mal son visage parce que, dans la confusion où m'avait plongé la mort de Bruno Bonopéra, je n'avais pas pris le temps de lui fignoler la tronche, de lui donner un âge et de lui trouver un nom. Trop tard. Maintenant il avait une existence, il était le visiteur et il le resterait. » Du reste, le « visiteur » est bien le seul à n'avoir pas de nom. A la structure gigogne s'ajoutent en effet la fantaisie de l'onomastique, dont se gaussent les personnages eux-mêmes, et les nombreuses références littéraires qui émaillent le récit. Tout est fiction, semble dire Hubert Nyssen, tout est littérature. Et il n'y a que la littérature... Mais justement non, pas tout à fait. Si les procédés d'écriture et leur mise en abyme subvertissent le mélodrame, ils masquent également, à dessein et comme par pudeur, un propos plus fondamental. Sous son allure autant goguenarde que virtuose, Pavanes et javas sur la tombe d'un professeur laisse effectivement affleurer des réflexions sur la connaissance et l'échec, la destinée et la liberté. Il les distille toutefois sans rien qui pèse, le plus souvent par le truchement d'une référence récurrente, qui prend alors valeur de symbole. A le considérer d'un certain angle, Bruno Bonopéra est un raté, il n'a rien fait de sa vie. Il n'a pu se faire aimer au moment propice de la femme qu'il aimait, il s'est laissé aliéner par son épouse puis par sa concubine. Il a étudié mais n'a rien produit ; il n'a rien écrit hormis des carnets intimes et sa thèse de doctorat consacrée à Guillaume Salluste du Bartas, auteur au seizième siècle d'un vaste poème, La Sepmaine ou la Création du monde. Or n'est-ce pas assez pour un homme, n'est-ce pas une tâche suffisamment lourde que de faire sien ce texte, qui est déjà tout un monde ? Et n'est-ce pas dans ces vers écrits trois siècles plus tôt que réside la vérité de sa vie ? Après sa mort, « la Chinoise », une ancienne étudiante, une disciple, veut rédiger un essai sur cet écrivain sans œuvre, sur ce grand homme que les pitreries du destin ont empêché de vivre. Elle veut rendre justice à « ce professeur qui ne ressemblait à aucun autre et, pour ses étudiants, ouvrait les portes dérobées de la littérature ». Et c'est précisément ce que l'on aurait envie d'écrire de Pavanes et javas — qu'il est un roman à nul autre pareil, une forme riche et complexe où l'on prend plaisir à se perdre.
Laurent Robert