Frans De Haes
Terrasses et Contre-Terrasses
Trois Cailloux
1992
94 p.
Le terrassé d'amour
Est-ce à l'évocation de Saint Luc que Frans De Haes doit ce souffle puissant et délicieux qui anime son dernier livre Terrasses et Contre-Terrasses ou à l'appel en filigrane du sulfureux Nabokov ? Je ne sais. Toujours est-il qu'il y a de l'orage clans l'air de ces poèmes et un certain branle-bas de cœur et de corps sur ladite terrasse (ou lesdites) et autour, et qui nous change du placide ronron des épigones de marque Sous-Char auxquels nous préférerons à jamais le chocolat. Toujours est-il que le vent cingle dans ces vers qu'on dirait faits à l'emporte-pièce si leur variété d'allure et de coupes, leur changement continu de gammes et l'espèce de délire verbal, de plaisir à manipuler les mots crus, étrangers et les langues n'étaient si grands — et l'harmonie qui s'en dégage n'est pas moindre que le jeu nuancé des nuages au-dessus qui s'amassent.
Ah ! il serait bien difficile, le voudrait-on, de résister à la joie endiablée ou rageuse qui a présidé à l'écriture de ce chant et qui passe tout entière dans le poème. Un exemple entre vingt, et pris au hasard :
Le corps est dans le souffle
et le souffle est au marché
du dimanche au dimanche
de la boîte à gants au tube
du poumon d'acier au coffre
du scanner à la halle
dans le barillet.
(...)
Quelle chute, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas convaincu ? Je vous comprends : les veines d'allégresse ne se découpent pas en rondelles. Permettez donc une autre citation-incitation à la débauche lyrique, pour le plaisir et pour montrer à qui veut comme la gravité du propos devient ici piquante avec deux doigts d'humour sur la glace :
Vieillissant sous la peau
et toussant sur la dure
rien ne ra et chaque jour
enclin à dire après vous
non merci
tu entends sous ton chapeau
un timbre sans fêlure
sonnant l'heure
et la demie.
Lesté de tête et de cul
assis au bureau liras-tu
ta vie brève sur le plomb ?
Ce qu'il fallait démontrer et tant pis pour ceux qui ont l'oreille dure et les yeux vissés au coccyx. Le bonheur des terrasses découle de la vue qu'elles ouvrent sur le monde et de l'espace de liberté qu'elles génèrent. L'amour sur la terrasse a un bien meilleur goût que la salive des chambres et des réduits, mais attention aux épanchements : le puits dessous qui s'ouvre est profond et multiple, et « l'heure qui point d'amour le terrassé - sonne un jour ou l'autre, qui - précipite » le retour des ombres, des questions, et la séparation des corps et la solitude. Et la chute infinie « des terrasses aux puits » à laquelle le poète échappe par sa volonté d'en découdre avec les dieux de l'espace et du temps « jusqu'à ce que toute chose soit accomplie -. vif le chant et ivre la métamorphose. »
Guy GOFFETTE