Werner LAMBERSY
Carnets respiratoires
Cadex Éditions
2004
93 p.
Métamorphoses du souffle
Par ses Carnets respiratoires parus aux Editions Cadex, Werner Lambersy nous transporte à l'Originel. Les « bielles brûlantes du verbe » de ses poèmes, par un rythme archaïque et noble, nous ramènent à la source, celle de notre humanité avec ses contradictions constitutives que le chant du poète ressaisit en leur point d'émergence. Ce qui sourd là, c'est le chant du monde que Lambersy fait résonner dans son ampleur. Le souffle primordial, sa résonance cosmique, touchent au plus profond de nous l'ombilic de notre être-là. Grâce au poème, notre nativité retrouve son lieu car le « premier-né » que chante le poète demeure en chacun : Ce premier-né / l'aîné / qui déchira le voile // Est le cri // Et nous serons / dans son sillage hors / d'haleine / comme un sexe / à la poursuite de sa perte (...). Par bonheur, la poésie lyrique, profonde et authentique, assume la négativité, les brisures, les trous du corps et de la présence. L'ange qui donne le poème, « psaume enroué», « hymne brisée », don et abandon, ne vient au poète que dans les failles du poétique : de quel néant es-tu fait / ange // (...) car voici que j'avance / dans le désastre pauvre d'un / poème // (...) ah ! je n'ai d'espérance / que dans l'immensité (...). Et puis voici Ecce homo, le poème dressé contre la destruction, la puissance ultime du mutique : Nous marchons / Contre l'immense mort / Contre l'énorme vent puant / De sa respiration (...). Toute grande poésie se fait contre, envers et malgré tout, contre les forces qui nous tirent vers le bas, cette mort qui nous travaille.
Werner LAMBERSY
Echangerais nuits blanches contre soleil même timide
L'Amourier
2004
89 p.
Le poète agit comme un chaman, un guérisseur qui, à travers une danse, une transe cathartique, expulse et régurgite le mal, la maladie humaine. Par le chant du poète, le négatif se voit retourné contre lui-même. Or, tout en marchant « contre », l'homme avance aussi « dans » : Nous allons / Dans l'antre lippu / De la mastication des morts / Dans son coma croupi / De ruminant (...). Telle est la position intenable de l'homme écartelé entre le « contre » et le « dans ». C'est là qu'il se trouve, dans la déchirure. Le corps se fait la lyre de ce séjour qui nous atteint jusque dans la moelle et les entrailles. Mais par l'entrebâillement de ses métaphores, le poème laisse entrevoir la nudité de son désastre. Et tout le chant, orgues de l'organique, s'élève « pour abrutir notre douleur », « pour engourdir les plaies / Des coups de griffes du temps ». Le livre de la lumière et des ombres, dans l'accomplissement de 1' « amor fati », prononce le grand Oui. Hommage et louange à toute la création dans sa conjugaison de l'évidence et du voilement : Là où / se cachent les questions / du sommeil et de la mort. Hommage impossible : Car il paraît bien difficile / de trouver le mot / qui dit / louange, louange pour personne (...). N'empêche : hymne à la totalité de l'être, le poème égrène ses multiples salutations : Salut car nous vivons / sous un même toit d'indifférence / dans la beauté qui nous ignore (...). La clairvoyance du regard poétique s'affirme plus avant dans le très beau poème Connaissement du regard. Prosodie étonnante, ciselée au silex, qui renouvelle radicalement le phrasé et le rythme. Le poème décrit avec une précision clinique un état des lieux, le navire de l'existence et sa cargaison, et rend sensible, par sa vision calme et tragique, le cours de notre vie abîmée : Les pièces de rechange se sont révélées en fait être des / armes. Elles n'arriveront pas à destination mais serviront des causes perdues.
Chaque homme est « un naufragé » de sa propre existence qui «vit désormais dans le gaillard d'avant et chante au coucher du soleil». Demeure le mystère : « Les écoutilles sont scellées : les sceaux, indéchiffrables (...) ». Le poème s'interrompt sur une ouverture en point de fuite, une affirmation à portée ontologique : Ici finit le connaissement du regard ; car ce qui n'est pas / dit doit aussi pouvoir continuer le voyage. Enfin, ces Carnets respiratoires trouvent leur achèvement dans le dernier poème, le Semainier d'amour. Le ton rappelle Le cantique des cantiques mais avec des métaphores plus abruptes et sauvages. L'on y voit condensé l'informulable de l'amour, lui dont le souffle anime toute la poésie de Werner Lambersy. Echangerais nuits blanches contre soleil même timide nous conduit vers d'autres paysages de l'âme. Bel ouvrage qu'ont réalisé les éditions de L'Amourier : un livre très pictural qui respire en une suite de tableaux où, à chaque page, une pensée (en haut à gauche) — feuille ou cerf-volant — flotte dans les airs tandis que la seconde (en bas à droite) est comme posée au sol. Diagonales d'une méditation qui suit sa mesure et ses pauses. L'espace du livre est celui de la liberté, d'un délassement savoureux plein de gaieté, d'humour et de gravité. Quand le poète a ses humeurs, il s'amuse et joue (mais on le sait : le jeu, c'est très sérieux !), tantôt badinant (Battre un blanc d'œuf / en neige / rend la vie plus légère), tantôt acerbe (La bourse / est la pornographie légale / de l'argent), tantôt grave (Pas de plaisir sans / l'arrière-goût douloureux / de la mort). Traits d'esprit, pensées, pointes aiguës, c'est vif et revigorant, de l'éternelle jeunesse du poète. Certaines pensées parsemées de-ci de-là laissent entrevoir un « ars poetica » (N'écrivez rien / dont vous ne soyez pas sûrs / de n'être pas l'auteur). Avec ses aphorismes où brille la pensée poétique, Lambersy pratique l'humilité, la sagesse, la capacité de sourire tant de soi-même que de la gravité des choses (Maintenant / tu es trop vieux pour mourir / lui dit son fils).
Philippe Lekeuche