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Critiques de livres

Bernard Quiriny
Contes carnivores
préface d'Enrique Vila-Matas
Paris
Seuil

Dévorer ou être dévoré
par Isabelle Roche
Le Carnet et les Instants n° 152

À une lettre près, on aurait pu dire du dernier texte qu'il a donné son titre au recueil. Mais voilà : un simple «s» fait la différence. C'est jouer très subtilement sur cet usage assez répandu qui consiste à attribuer à un recueil de nouvelles le titre du texte qui en reflète le mieux l'esprit — ou qui est placé au début. D'emblée le jeu — terme à entendre dans toute l'étendue de sa polysémie, augmentée de ce... jeu sémantique supplémentaire qu'instaure l'homonymie avec «je» puisque la quasi- totalité des textes sont écrits à la première personne — le jeu, donc, s'installe pour se continuer et se corser de subtilités toujours plus fines au long de quatorze récits d'une grande variété formelle — mais tous étranges et d'une belle homogénéité tonale autant que stylistique — auxquels nous introduit une préface signée par Enrique Vila-Matas que, pour un tout petit peu, l'on pourrait confondre avec l'un des personnages créés par Bernard Quiriny, en proie à de curieuses marottes ou bien confrontés aux bizarreries les plus déroutantes.

Louvoyant entre les amateurs de marées noires qui jouissent au spectacle du fuel s'épandant sur les plages, le compositeur connu et révéré pour ses oeuvres injouables, la créature de rêve qui tient de l'orange transgénique et flirte avec le vampirisme ou le botaniste devenu amoureux de monstres végétaux — pour ne citer que quelques-uns des plus beaux joyaux — l'on évolue, dans ce recueil, comme au milieu d'un cabinet de curiosités. On observera, de part et d'autre de son chemin de lecture, de remarquables pièces narratives de formes diverses — extrait de journal intime, chroniques ou anecdotes constituant un ensemble comparable à un pêle-mêle, récits gigognes... — ciselées avec soin, écrites de façon à la fois soutenue, simple et claire. On note aussi, à l'intérieur de ces pièces, combien les personnages sont traités avec humour et originalité, Pierre Gould en particulier qui revêt maints aspects, tels les avatars d'une même entité n'ayant a priori d'autre rapport entre eux qu'un nom identique. Le tout architecturé minutieusement à l'aide d'imperceptibles chevilles qui lient ces nouvelles — et si le recueil a été composé en puisant au petit bonheur dans un corpus préexistant, rien n'en transparaît. Dévorer ou être dévoré par ces Contes carnivores? Les deux doivent se produire de conserve : depuis que j'ai succombé à leurs charmes, les dégustant l'un après l'autre sans pouvoir m'arrêter, mes nuits — autant que mes jours, d'ailleurs, à ces heures vagues où l'on dort éveillé — se sont peuplées de fulgurances étranges...

Je n'en suis pas à rêver par épisodes, comme Pierre Gould, mais autour de moi les miroirs se sont fâchés avec ce qu'ils sont censés refléter — le vase devient chat, et ma mère s'y est vue en poisson rouge. Mes cactus hiératiques tordent dans l'air de longues tiges souples pourvues de dents féroces lorsque les saisissent de violents accès de frénésie et, quand j'ouvre mon carnet d'adresses, je n'y trouve plus qu'un seul nom, Pierre Gould, décliné en plusieurs dizaines de coordonnées postales et téléphoniques différentes... De quoi penser que mon propre «je» s'est lui aussi démultiplié, à l'instar de cette première personne protéiforme qui, presque toujours à la barre dans le recueil, raconte les histoires les plus inattendues avec ce naturel dans la voix de qui n'est surpris de rien et se paie même le luxe de garder son humour, souvent féroce ou noir mais toujours subtil, qui titille l'intellect plus que les zygomatiques.

Tout de suite vient à l'esprit le nom de Georges-Olivier Châteaureynaud, dont les romans et nouvelles déroutent, eux aussi, par ces glissements du quotidien vers le fantastique opérés comme si de rien n'était. Mais il y a chez Bernard Quiriny quelque chose d'indéfinissable qui le singularise et rend son style unique. Amateurs d'étrangetés, courez donc acheter ce livre et le lisez sans retard — vous vous en délecterez, et sans doute y reviendrez-vous plus d'une fois.