pdl

Critiques de livres

François Jacqmin
Éléments de géométrie
Soumagne
Tétras Lyre
Coll. "Lyre sans bornes"
2005
Linogravures de Léon Wuidar
Postface de Catherine Daems

Épure et ascèse de François Jacqmin
par Laurent Robert
Le Carnet et les Instants n° 142

Les éditions Tétras Lyre ont publié à la fin de 2005 Éléments de géométrie, un recueil inédit de François Jacqmin. Les textes qui le constituent devaient initialement répondre à une demande de Jo Delahaut pour sa revue Mesures. Mais le projet prit de l'ampleur, jusqu'à former un ensemble consistant et autonome – un livre. La date de composition des Eléments de géométrie est loin d'être indifférente. Écrits entre 1988 et 1990, ces poèmes en prose sont contemporains de l'achèvement du Livre de la neige (paru en avril 1990) mais surtout font suite au Domino gris et à Terres détournées, ouvrages publiés respectivement en 1984 et 1986. Ils entretiennent plus d'un lien avec ces derniers titres. C'est qu'il s'agit à nouveau d'une prose volontairement sèche, contenue, au service d'aphorismes de prime abord plus moraux que métaphysiques : «Toute figure est une offense à la retenue de l'âme./(…)/Nous ne sommes pas assez désespérés pour voir que la ligne trahit.»

Le titre Éléments de géométrie fait évidemment penser à l'intitulé d'un manuel, d'un précis. Il rejoint en cela plusieurs sections du Domino gris, particulièrement «Gradus ad Parnassum», «Art poétique» et «L'écrivain». Le «Gradus» est, à l'époque classique, un recueil de procédés littéraires ; il devient, chez Jacqmin, une dénonciation de la figure de rhétorique, voire de l'utilisation même du langage : «Il est en bon chemin celui qui ne choisit ni l'image ni le verbe.» L' «Art poétique» ne procède pas différemment, qui au lieu, comme il se doit, de théoriser une pratique d'écriture, s'emploie à la dénoncer, non sans virulence : «Tout art est un mensonge ajouté à la matière. / L'œuvre est le fait des scélérats de la fiction.» Quant à «L'écrivain», c'est un – magnifique mais désespéré – précis de décomposition de l'être qui écrit. Souvenons de «L'écrivain est un homme trop faible pour mourir. / Sa vie est une anémie perfectionnée ; l'épuisement lui tient lieu d'acharnement. /Il vit à la faveur de son atrophie, et chacun de ses propos suscite une imprécision offensante. / C'est en lui que le doute célèbre son jour de fête.»

Dans les Éléments de géométrie, François Jacqmin ne s'attache pas à la géométrie proprement dite, mais il se livre à des variations sur la représentation – ou, plutôt, sur son impossibilité. C'est donc la ligne qui est en cause, l'espace arpenté et mesuré, la figure - géométrique et littéraire. On retrouve ici une tonalité qui était celle de Terres détournées, où les poèmes de François Jacqmin dialoguaient avec des photographies – dues à Raymond Konig – de sculptures de Serge Vandercam, en fait des poteries qui étaient malmenées, détournées de leur fonction utilitaire, jusqu'à en devenir des objets ironiques, inutilisables et moins jolis que pathétiquement grotesques. Ainsi, dans Terres détournées, «celui qui saccage comprend le mieux. / Il suffit de suivre les péripéties d'un ustensile pour voir combien toute forme est accablante» ; et dans Éléments de géométrie, «c'est l'image qui est iconoclaste, non le marteau qui la brise. Il est indigne de troquer le monde contre un coup de crayon».

Il ne faut pas s'y tromper cependant ; le propos de François Jacqmin ne se réduit pas à une critique de la représentation qui, au demeurant, s'avérerait relativement banale aujourd'hui. S'il n'y a pas de ligne admissible ni mesurable, si toute figure et toute image blessent, c'est qu'il y a une «indétermination de l'être» - qui ne peut qu'être constatée et qui, même, souffre d'être constatée. Derrière la sentence rigoriste, quasi janséniste, se décèle une blessure – que je qualifierais de métaphysique si ce n'était insoutenablement pompeux, et si je ne me souvenais que François Jacqmin m'a dit un jour qu' «entre la métaphysique et le yaourt il n'y a pas de différence». Il faut donc s'en remettre à certaines évidences : les auteurs réputés rigolos rigolent de leurs angoisses, et les ironistes – comme François Jacqmin -, s'ils n'adhèrent qu'à une seule chose, c'est précisément au paradoxe de l'ironie, qui leur permet d'affirmer pour mieux nier, d'affirmer tout en niant. Aussi le poème qui récuse la poésie est-il un poème, aussi l'art et la poésie, et les moyens de l'art et de la poésie, sont-ils en même temps pratiqués et révoqués en doute. Si tracer une ligne est une «méconduite», si «toute géométrie, toute architecture et tout dessin» sont à regarder «comme autant d'espoirs déçus», le poème ne manifeste dans sa composition aucun rejet de la forme. Il ne tient ni du borborygme ni du cri. C'est, a contrario, un court ensemble de calmes phrases où la métaphore abonde : «Un jour, il pleuvra sur la ligne droite. La rectitude sera rendue à l'océan. On verra que la distance était posée entre des socles d'eau. Ce que l'on tenait pour rigide sera absorbé par les algues. / On découvrira que la beauté des larmes est d'être dépourvues de colonne vertébrale.»