Un fou noir au pays des blancs
A l'orée de l'automne, certains se surprennent à rêver encore de soleil, d'exotisme, à parcourir secrètement ces images-clichés, cocotiers le long de plages de sable fin, crépuscules de fin de safari dans l'odeur suave des fleurs de frangipaniers ou des goyaves accouplée au lourd parfum de genévrier des mangues trop mûres. Ils imaginent échapper à l'ordre des choses régies par le travail, aux nuits longues de l'hiver qui approche, en évoquant les boubous colorés confectionnés pour trois sous sur les marchés noyés de soleil, le ragoût de phacochère de l'étape du soir, avant que le taxi-brousse les ramène à leur case de luxe nichée dans le parc luxuriant d'un hôtel cinq étoiles.
Il n'y a rien de commun entre les migrations ludiques du Nord vers le Sud et les voyages gris qui amènent vers le Nord ceux qui désespèrent du Sud. Qui n'en peuvent plus des luttes fratricides, de la guerre, de la famine, de l'intolérance. Deux enfants l'ont encore affirmé cet été, deux enfants qui sont morts pour crier la douleur incommensurable de l'Afrique. Deux enfants qui en appelaient à l'Europe, à la démocratie et qui furent trouvés sans vie dans le train d'atterrissage d'un avion, sur le sol d'un pays à l'humanité réglementée, à l'accueil orchestré à coup de 107bis, de commissions xxquater, de grillages derrière lesquels les enfants s'affolent.
Un fou noir au pays des Blancs de Pie Tshibanda W.B. égrène les angoisses et les tribulations d'un Africain qui pose le pied sur le sol belge, dans la brume nauséeuse d'un petit soir froid d'automne. Roman : Pie Tshibanda, originaire du Congo-Zaïre est un des écrivains les plus lus dans son pays.
Son roman se nourrit pourtant singulièrement du réel : vécue ou fondée sur des témoignages recueillis, son histoire crie de vérité.
124 pages de récit minutieux qui pincent le cœur, 124 pages pour changer de regard. Tshibanda cède la parole à son héros : Masikini Wa Munga est Kasaïen et vit au Katanga ; psychologue de formation mais aussi journaliste, il a osé écrire l'épuration ethnique impulsée par Mobutu au Katanga puis relayée par ses successeurs au pouvoir. A la gare de Likasi, on compte chaque jour dix-sept morts chez les Kasaïens parqués comme du bétail. Reportages, articles dans la presse locale : Masikini a clamé haut et fort son indignation, a démonté la mécanique de ces exactions, en a désigné les coupables. Cela n'a pas manqué de déplaire et de mettre en péril sa sécurité. Carte de presse, coupures de journaux justifient son récit et corroborent la justesse de son appréciation, la nécessité de son exil. Comment, sinon, avoir envie de nos cieux gris et de notre temps de chien en lieu et place des flamboyants qui irradient de lumière dans les avenues katangaises ? Mais le parcours est long et semé d'embûches pour les demandeurs d'asile qui débarquent chez nous avec leurs espoirs et leurs illusions. Deux civilisations se frottent, se confrontent au fil des menus événements du quotidien, cela fait jaillir des étincelles.
L'arrogant agent de sécurité « hors Union Européenne » de l'aéroport qui rudoie sans ambage le nouvel arrivant et déchire son courrier, son collège qui fait cliqueter la paire de menottes prêtes à servir ne sont que les deux premiers cerbères, protecteurs vindicatifs de notre état de droit, annonciateurs des multiples tracasseries qui attendent un demandeur d'asile en ces temps troublés.
Depuis les manœuvres des employés communaux pour éviter d'inscrire des étrangers dans le registre de population jusqu'à la sympathie chaleureuse d'une famille dans un village du Brabant wallon en passant par l'humanité sereine de la juriste qui le reçoit au Commissariat général aux réfugiés et apatrides, toute la gamme des sentiments face aux étrangers prend corps. Il vaut mieux être persan au XVIII' siècle en France qu'africain en Belgique aujourd'hui.
« En Europe, tu n'as pas droit à l'erreur. Dans le métro, en train, n'égare jamais ton titre de transport. N'oublie jamais d'acheter ton billet... Un Noir n'oublie pas, il ne se trompe pas, il n'égare pas... il triche. » Pour tromper son sentiment d'inutilité, Masikini tente d'aider ses frères africains en exil et se lance en outre dans un grand mouvement d'information sur les raisons de ces voyages gris, sur les désespérantes tentatives avortées d'intégration. Cruelle Belgique face à l'étranger mais aussi cruels miroirs que ces récits d'un homme qui « avait l'impression que le ciel lui tombait sur la tête dans une Europe qui voyait le monde avec des "yeux blancs" ». Inlassablement, il cherche des points de repères, et c'est souvent dans la littérature qu'il les trouve : les textes d'André Bâillon et La femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe répondent parfois à ses interrogations, créant des ponts inattendus entre les deux cultures.
Inlassablement, Masikini explique l'Afrique aux Belges qui veulent bien l'entendre et soulage les angoisses de ses compatriotes pour oublier son impuissance à répondre selon son cœur aux vœux de ses enfants qui survivent mal sans lui dans le guêpier katangais et l'appellent au secours : « Viens nous prendre, papa... tu es sauvé et tu veux que nous, on meure ? »
Nicole Widart
Pie TSHIBANDA W.B., Un fou noir au pays des Blancs, Bernard Gilson éditeur, 1999, 124 p.