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Critiques de livres


Maurice MAETERLINCK
Carnets de travail (1881-1890)
2 vol.
éd. établie et annotée par Fabrice van de Kerkhove
2002
1490 p.

Maeterlinck à la loupe

On s'est posé la question maintes fois, et tout récemment encore, à propos de Marcel Proust dont Flo­rence Callu et Antoine Compagnon vien­nent d'éditer les Carnets : faut-il publier ces textes fragmentaires ou abandonnés qu'un écrivain a lui-même négligés ou gardés par devers lui, les soustrayant à la voie légitime de l'édition ? La publication des fragments du même Proust, Jean Santeuil (1952) et Contre Sainte-Beuve (1954), avait en son temps provoqué des réactions en sens divers. Dans le cas de Maeterlinck, Van Lerberghe souhaitait qu'on ne déflore pas le se­cret de ses œuvres abouties en en exposant les ébauches. Fabrice van de Kerkhove qui donne ici la première édition intégrale des carnets de travail les plus anciens de l'écri­vain n'a pas hésité : pour lui, il était capital de rendre publics et lisibles ces documents afin d'étudier de près les premières tenta­tives littéraires que Maeterlinck n'a nulle­ment détruites. Il importait plus encore d'interroger la matière profuse des agendas, démarche indispensable pour saisir et com­menter la genèse de l'œuvre définitive. Il s'agit là d'un véritable trésor. À côté de notes d'agenda banales, rendez-vous, points de droit, aide-mémoire, faits mineurs, en­core présentes dans le premier de ces car­nets, on découvre rapidement un outil de travail complexe car Maeterlinck y note constamment des idées, des projets, les in­dices de ses enquêtes et il y trace les es­quisses ou engage les prémices de ses futures productions. Ces carnets exposent le jour­nal de bord de l'œuvre en gestation en même temps qu'ils révèlent progressivement les premiers éléments de stratégie lit­téraire.


Maurice MAETERLINCK
Présence/ Absence de Maeterlinck
Colloque de Cerisy 2-9 septembre 2000
Actes publiés sous la dir. de Marc Quaghebeur
Bruxelles
AML et Labor
Archives du futur
2002
495 p.

Outre les états primitifs d'œuvres à venir, comme ce noyau d'une première ver­sion de Pelléas, encore dominée par un per­sonnage qui disparaîtra de ce drame pour réapparaître dans La mort de Tintagiles, ou des textes inédits comme la nouvelle Sous verre proche de la thématique de Serres chaudes, les carnets fourmillent de citations, de références bibliographiques, de notes lexicales et de comptes rendus de lecture. Ainsi ils donnent à voir l'écriture en train de se construire, mais aussi les enseigne­ments dont elle se nourrit et s'inspire au jour le jour.

Si les carnets représentaient une mine, en­core fallait-il l'explorer et l'exploiter. À en juger par la taille des deux volumes que nous avons en mains aujourd'hui, ce n'était pas une mince affaire : quelque 1 500 pages dé­volues à la transcription des textes de Mae­terlinck certes, mais surtout à un appareil de notes impressionnant. Rien ne paraît avoir échappé à Fabrice van de Kerkhove dont le travail englobe tout à la fois l'histoire, litté­raire et générale, les langues étrangères, la théorie littéraire, la philosophie, les écoles artistiques, la versification, la rhétorique, l'intertextualité... Par-dessus tout, l'en­semble respire de la connaissance intime de l'œuvre maeterlinckienne dans sa totalité. Aussi la lecture des 141 pages d'introduc­tion est-elle en soi déjà passionnante car elle nous initie à une exploration précise de la genèse des premières œuvres de l'auteur, soit un parcours qui va du Massacre des innocents aux Sept princesses, en passant par les nou­velles, inédite comme Sous verre ou éditée comme Onirologie, les poèmes de Serres chaudes, La Princesse Maleine, L'Intruse, le premier scénario de Pelléas et Les Aveugles. Ce long prélude permet déjà de percevoir l'intérêt supérieur des documents tant pour la connaissance souterraine de l'œuvre en  train de s'élaborer que pour l'étonnant foi­sonnement de potentialités qui seront en­suite abandonnées. Il indique aussi com­ment procéder pour reconstituer la genèse des œuvres abouties. Étude approfondie qu'a déjà réalisée Fabrice van de Kerkhove pour sept poèmes de Serres chaudes dans sa contribution au colloque Présence/Absence de Maeterlinck, dont les actes paraissent en vo­lume dans la même collection que les Car­nets. Dans le premier carnet qui est encore un journal, Maeterlinck note dès 1881 diffé­rents projets littéraires, dramatiques, narra­tifs et poétiques et y consigne les premiers essais dont nous ayons connaissance. À par­tir de 1886, il accumule des notes de lecture ou d'écriture dans des agendas qui permet­tent de découvrir la genèse croisée d'œuvres différentes mais apparentées, comme Serres chaudes et les nouvelles, puis les pièces en vers libres et le théâtre, car l'auteur a tou­jours effacé ou brouillé les frontières entre les genres. C'est par ces agendas qu'on prend connaissance du fonds intertextuel qui oriente les choix, qu'on apprend par exemple comment Maeterlinck s'est initié à la psychologie des songes, de quel ouvrage il tire ses connaissances médicales, scienti­fiques ou religieuses, ou encore quel est le roman dont la lecture l'a impressionné au point de lui inspirer très directement un texte de fiction.

Rien de tout cela ne nous serait accessible sans les précieux enseignements de l'éditeur. Il nous révèle le moindre détail utile à la dé­couverte et à la compréhension de ces Car­nets dont la transcription s'inspire des meilleures pratiques en cours dans les édi­tions génétiques. Pour chacun d'eux, nous avons la description la plus minutieuse du contenant — forme, modèle, dimensions, matière, mentions... — et du contenu. La transcription est linéarisée pour faciliter la lecture, sauf dans le cas où le passage à la ligne paraît significatif. Mais c'est surtout le patient tissage en réseau des informations et des œuvres, la mise en écho des sources ex­térieures et de leur citation qui impres­sionne. On ne peut que saluer l'explorateur, le chercheur infatigable, l'érudit qu'est Fa­brice van de Kerkhove, mais encore davan­tage la richesse imaginative de ses intuitions car il est de ceux qui déchiffrent à vue l'im­plicite et qui, le fait est plus rare encore, en jouent avec élégance.

Jeannine Paque